L’attentat contre Charlie Hebdo prétend prendre appui sur des motifs religieux. Y a-t-il une violence inhérente à la religion en général?
Le mot de «religion» est déjà trompeur en soi. Notre idée d’une religion est calquée, même chez le bouffeur de curés le plus recuit, sur celle que nous nous faisons du christianisme. Nous allons donc dire: dans l’islam, il y a du religieux (les prières, le jeûne, le pèlerinage, etc.) et du non-religieux, la charia, dont les règles vestimentaires, alimentaires, etc. Et nous avons le culot de dire aux musulmans: renoncez à la charia et nous acceptons votre religion! Mais ils ne voient pas les choses comme nous; pour eux, la charia sous ses différentes formes, et avec toutes ses règles, fait partie intégrante de la religion. La mystique, elle, est certes permise, mais facultative. Tout le système de l’islam, si l’on peut dire, repose sur la révélation faite à Mahomet. Attaquer le Prophète, c’est mettre en danger tout l’édifice. Allah est de toute façon bien au-dessus de tous les blasphèmes, c’est pourquoi le nier est presque moins grave…
La violence, inhérente à une religion?
Il faut distinguer les adhérents à une religion qui ont pu se laisser aller à des violences. Ils ont même pu les justifier au nom de leur religion. Ainsi Charlemagne convertissant de force les Saxons ou, bien sûr, ceux dont on parle toujours, les croisés et les inquisiteurs. Mais aussi les généraux japonais de la Seconde Guerre, bouddhistes zen. Ou Tamerlan, qui s’appuya au début sur les soufis de la confrérie des naqchbandis, dont les massacres, au XIVe siècle, surpassèrent ceux de Gengis Khan. Et rappelons que le plus grand pogrom antichrétien de notre siècle, en 2008, à Kandhamal (Odisha), a été le fait d’hindouistes, qui ne sont pas tendres envers les musulmans non plus.
Ceci dit, reste à se demander si l’on peut attribuer des actes de violence au fondateur d’une religion, à celui qui en reste le modèle et à son enseignement. Pour Jésus et Bouddha, on a du mal. Or, malheureusement, nous avons les recueils de déclarations attribuées à Mahomet (le hadith) et ses biographies anciennes, et avant tout celle d’Ibn Ishaq-Ibn Hicham (vers 830). Il faut la lire et se méfier des adaptations romancées et édulcorées. Or, ce qu’on y raconte comme hauts faits du Prophète et de ses compagnons ressemble beaucoup à ce que l’on a vu chez nous et à ce qui se passe à une bien plus grande échelle au Nigeria, sur le territoire de l’État islamique, ou ailleurs. Mahomet a en effet fait décapiter quelques centaines de prisonniers, torturer le trésorier d’une tribu juive vaincue pour lui faire avouer où est caché le magot (on pense au sort d’Ilan Halimi) et, ce qui ressemble fort à notre affaire, commandité les assassinats de trois chansonniers qui s’étaient moqués de lui. Il ne sert de rien de répéter «contextualiser! contextualiser!» Un crime reste un crime.
Comment a évolué la notion de blasphème en France?
La dernière condamnation pour sacrilège, chez nous, a été celle du chevalier de La Barre, en 1766. Je rappelle d’ailleurs qu’il avait été condamné par des tribunaux civils, les parlements d’Abbeville, puis de Paris, alors que les gens d’Église avaient essayé de le sauver… Nul doute que c’est en reconnaissance de ces efforts que l’on a donné son nom à la rue qui longe la basilique de Montmartre!
Une loi sur le sacrilège, votée en 1825 au début du règne de Charles X, a été abrogée dès 1830, au début de la monarchie de Juillet. Depuis lors, on pense davantage à des délits verbaux ou picturaux qu’à des profanations d’objets considérés comme sacrés. Ce qui n’empêche pas des crétins de combiner le verbal et le matériel en taguant des insultes sur des églises ou des synagogues et aujourd’hui sur des mosquées.
Rémi Brague est philosophe. Son dernier ouvrage «Modérément moderne. Les temps modernes ou l’invention d’une supercherie» est paru en mars 2014 aux éditions Flammarion.