Connues de Monet, de Rodin et des autres artistes marqués par le japonisme, les estampes de Kuniyoshi n’ont pas eu en France la célébrité des œuvres de Hokusai, Hiroshige ou Utamaro. Peut-être parce que, à côté d’estampes assez classiques, il a créé un monde plein de fantaisie et de fantastique moins accessible aux Occidentaux ? Si on a seulement aperçu ses estampes dans de rares expositions (il était un des « huit maîtres de l’ukiyo-e » présentés à la maison de la Culture du Japon, cf. Présent du 8 octobre 2011), le Petit Palais donne cet automne la possibilité de mieux faire connaissance avec une œuvre qui nourrit encore, au Japon, l’art du manga, du dessin animé et du tatouage.
Kuniyoshi (1797-1861), formé à l’école d’Utagawa, connaît ses premiers succès en 1827 avec la série des « Cent-huit héros au bord de l’eau ». Inspirée par un roman chinois, la série révèle un artiste aux mises en page dynamiques, bousculées, où le trait est toujours en mouvement. Kuniyoshi trouve dans ce roman et dans la littérature d’aventure et fantastique qui connaît une grande vogue de quoi exprimer son goût de l’action et son imagination : les hommes luttent contre les démons, les squelettes, les crapauds monumentaux et les chauves-souris géantes. La même créativité paraît dans les affiches de théâtre et les livrets qu’il a dessinés.
Plus sereines et poétiques sont les estampes qui racontent la vie des femmes élégantes à Edo et dans les jardins. Des effets de lune, de neige ; les cerisiers en fleurs et la première floraison des pruniers sont autant de décors où se conjuguent la beauté de la nature et celle de l’art, où passent, autres doubles beautés, des femmes magnifiquement vêtues. La promenade se prolonge le long du fleuve Sumida. Là travaillent les artisans. Kuniyoshi dessine une série intitulée « Curiosités et produits renommés de terre et de mer », parmi lesquels on trouve le ramassage des huîtres et – superbe estampe – la cuisson de la porcelaine.
Dessinateur animalier
En 1842, les autorités interdisent la diffusion de portraits d’acteurs, de geishas et de courtisanes. Kuniyoshi contourne la censure en représentant des animaux acteurs. Il n’a pas attendu cela pour être un grand dessinateur animalier. L’observation se mêle à la fable et à la satire : tortues acrobates, « drôles de renards », oiseaux « tenant de petits commerces », chats habillés jouant à la balle…
Les chats, Kuniyoshi les aimait tellement que Kiosai, un de ses élèves, l’a représenté au milieu de ses chats dans son atelier. Dans une grande planche, Kuniyoshi en représente pas moins de cinquante-trois, qui forment des jeux de mots sur les noms de stations de la route du Tokaido : ils se disputent, dorment, chassent, jouent, bref vivent leurs neuf vies. D’autres chats illustrent des proverbes. Mais on en trouve beaucoup qui se mêlent aux activités humaines, comme une chatte qui allaite à l’arrière-plan tandis qu’une jeune femme se coupe les ongles, ou comme un chat qui a volé un poisson et qu’une femme attrape – à la fois vie vécue et allusion à la chimère nué, créature du folklore japonais. Kuniyoshi excelle à mêler réalité et imagination, à exprimer avec humour le fantastique ou la fantaisie qui se dégage du mélange.
• Kuniyoshi, le démon de l’estampe. Jusqu’au 17 janvier 2016, Petit Palais.
Illustrations : Utagawa Kuniyoshi (1797-1861), Jeune femme se coupant les ongles (série : « Univers de femmes »), vers 1843-1844. Nishiki-e, éventail uchiwa (22 × 29 cm). Collection particulière. Photo : Courtesy of Gallery Beniya
Utagawa Kuniyoshi (1797-1861), Divers oiseaux tenant de petits commerces, vers 1842. Nishiki-e, éventail uchiwa (22 × 29 cm). Collection particulière. Photo : Courtesy of Gallery Beniya.
En parallèle, le Petit Palais présente « L’estampe visionnaire », exposition consacrée aux artistes européens et à leurs gravures fantastiques en noir et blanc. Les œuvres des grands (Goya, Delacroix, Doré…) se comptent sur les doigts de la main tandis que pullulent les artistes de second ou troisième plan. Après s’être promené dans le monde enchanté et cohérent de Kuniyoshi, on est déboussolé par le manque d’unité artistique et thématique. A voir peut-être, mais pas juste après Kuniyoshi.
Samuel Martin – Présent