Michel Onfray, habile jongleur de divers thèmes a un fil conducteur en tête : dénoncer les multiples aspects de la bien-pensance qui sévit maintenant dans tous les domaines. Et il frappe ! Sa dernière victime est la jeune Greta Thunberg “la jeune fille au regard de cyborg qui ignore l’émotion” et qui assène à ses publics des propos d’adulte soigneusement élaborés au préalable, peut-être par des officines de communication voulant sauver la planète.
En 2007, l’auteur prolixe nous a gratifiés d’une Théorie du voyage où il explorait les motivations à partir au loin. Il omettait cependant les deux conditions nécessaires à voyager : l’argent et la liberté. Sans cette dernière, impossible de partir. Or curieusement, dans son dernier livre, Théorie de la dictature, aucune entrave à la liberté de voyager n’est mentionnée. De nos jours, on va où l’on veut à condition d’avoir de l’argent. C’est que la dictature dont parle Onfray n’a plus rien à voir avec les catégories de la pensée classique (de l’Antiquité au XXème siècle). On emploie le même mot, mais on est entré dans une autre dimension.
Victime régulièrement du politiquement correct, il contre attaque une fois de plus, en déroulant un mode d’emploi de la dictature, nouvelle formule [on oserait dire, dictature 2.0] à partir d’un auteur de référence incontournable, Georges Orwell, grand connaisseur de la dictature ancienne forme. Après de longs résumés, quelquefois ennuyeux pour ceux qui les connaissent, des deux œuvres majeures, La Ferme des animaux (1945) et 1984 paru en 1948, il dresse de notre société un portrait qui apparaît comme un décalque subtil et inquiétant du monde Orwellien. Or, si cette dernière expression fait penser à des violences cauchemardesques (les corps sont brisés, les cerveaux ne peuvent plus penser après les traitements relatés dans 1984), la dictature 2.0 est invisible (les gens ne s’en rendent pas compte grâce à une manipulation bien faite) et non violente (sauf pour les Gilets jaunes) et on ne voit personne disparaître du jour au lendemain. Néanmoins, cette dictature n’est douce qu’en apparence, car son aboutissement logique est de substituer à l’homme actuel autre chose : une enveloppe certes humaine, peut-être modifiée avec le transhumanisme[1], des réactions encore humaines, mais à l’intérieur, y aura-t-il toujours la liberté ? L’âme n’aura-t-elle pas été définitivement chassée ?
Dictature, une forme politique ancienne par éclipse
Dans l’Antiquité, beaucoup de petits États grecs ont vécu les premières formes de la démocratie. Mais ils côtoyaient d’autres États soumis à des tyrans, des princes capricieux qui imposaient leur volonté par l’exercice d’une coercition permanente et peu soucieuse de justice. Les contemporains connaissaient également les modèles asiatiques de régimes encore plus durs de despotisme sans limite. Aristote a esquissé une classification des régimes politiques de son temps et tenté d’expliquer comment leur nature pouvait évoluer, de manière cyclique, de l’autoritarisme à des formes plus souples. Montesquieu, un des fondateurs de la science politique, a accordé dans son œuvre une place particulière à la figure du dictateur romain. Loin d’agir par ambition personnelle, ce dernier est choisi par le Sénat, durant une période donnée, pour faire face à une situation exceptionnelle qui met en péril la République, lointain équivalent de l’article 16 de notre Constitution. En Europe, des formes de plus en plus équilibrées des pouvoirs se sont mises en place reléguant la figure du dictateur au passé. Toutefois, sous l’impulsion des Lumières, des philosophes admirèrent et conseillèrent des souverains énergiques, dans l’est de l’Europe, qui désiraient faire dictature, accéder leurs nations à plus de modernité.
Cependant, la Révolution française, ce séisme qui changea définitivement la face politique de l’Europe, remit en avant le volontarisme politique. Robespierre estima que le salut public exigeait un pouvoir dictatorial et que le temps manquait pour expliquer aux citoyens que c’était pour leur bien. Napoléon, voulant moderniser la France, et l’Europe, à marche forcée, employa les méthodes autoritaires adéquates. Ces tumultes finis, l’Europe connut des formes moins rudes de l’exercice du pouvoir. Et, à l’aube du XXème siècle, la dictature était considérée plus que jamais comme un régime du passé, jusqu’au tournant de 1914, deuxième grand bouleversement européen.
Les dictatures du XXème siècle, les vraies et celle d’Orwell
Dans une société traditionnelle de pénurie, la répartition des ressources est contrôlée par une autorité qui s’impose par la force ou la crainte religieuse. Dans une société moderne de relative abondance et fécondée par une véritable pensée politique, la forme politique normale est la démocratie ou la monarchie tempérée, avec le jeu des contre pouvoirs qui existaient même sous l’Ancien régime, n’en déplaise à ses détracteurs. Les bouleversements entraînés par la Première guerre mondiale, en faisant éclater les structures morales, politiques et sociales d’alors, ont permis la montée de régimes autoritaires à un niveau jusqu’alors inconnu en Europe, à l’est et à l’ouest du continent. Appelées dictatures, ils sont en fait des totalitarismes, car ils ont pour objectif de régenter toutes les modalités de fonctionnement de la société de l’État à la famille, en exerçant un contrôle étroit sur la vie des individus. Même si leurs motivations principales varient, atteindre l’égalité économique et sociale stricte ou la pureté raciale, les conséquences sont dévastatrices pour l’individu dans les deux formes, nazisme et bolchevisme, qui ont constitué une véritable défaite de l’Homme sur cette Terre, comme l’a fort bien démontré Alain Besançon dans Le Malheur du siècle (1998).
Orwell, “très engagé à gauche”, a vite compris le caractère inhumain du bolchevisme qui représentait une partie des espoirs de l’humanité à son époque. Dans ses deux livres, il démontre que :
- La volonté d’établir un monde meilleur est impuissante face à la réalité de ce qu’est l’homme en chair et en os, prisonnier de son égoïsme, de ses désirs et de ses nonchalances.
- Cette volonté s’accompagne vite de coercition de plus en plus violente pour forcer la nature de cet Homme indocile.
- Et que devant l’échec prévisible de l’avènement d’un Homme nouveau, le système va basculer rapidement dans le mensonge organisé pour continuer à persuader les autres, mais aussi ses propres animateurs.
Dans la société futuriste de 1984, les méthodes d’application sont connues, mais on ne résistera pas à rappeler celles qui ont tant impressionné des générations de lecteurs[2] et que Michel Onfray énumère ainsi comme les 7 principes fondamentaux qui régissent la dictature du futur :
- Détruire la liberté, car les assujettis au système ne doivent pas lui échapper, moralement ou physiquement.
- Appauvrir la langue, en l’amenuisant scientifiquement, en détruisant/construisant des mots pour arriver à ne plus pouvoir exprimer autre chose que la “pensée” officielle.
- Abolir la vérité, c’est-à-dire le réel, pour lui substituer une nouvelle “vérité” qui n’a plus rien à voir avec les faits mais que les assujettis finissent par croire authentique (c’est le fameux 2+2=5) .
- Supprimer l’histoire, car elle contient trop de faits gênants, trop de contre exemples qui vont brouiller le message simple que les assujettis doivent assimiler ; on lui substitue une nouvelle histoire, le passé réécrit se trouvant en continuité harmonieuse avec le présent.
- Nier la nature, car l’homme réel est soumis aux lois de la biologie, ce qui va poser problème quand on veut lui faire admettre certaines choses ; il vaut donc mieux l’éloigner de cette nature mystérieuse qu’on n’a pas encore vraiment domptée et le faire vivre dans un environnement urbain gigantesque et artificiel.
- Propager la haine de tout ce qui est contraire aux objectifs du système, les idées comme les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur qui sont objectivement complices ; les assujettis doivent donc vivre dans un climat permanent de peur et de détestation des autres dont on se méfie même dans la famille.
- Aspirer à l’empire par des guerres, car le système doit s’étendre territorialement même aux dépens de systèmes voisins identiques, car il doit prouver sa performance et vanter la bravoure de ses assujettis.
Des points particuliers de ce programme concernant le langage et la vérité méritent d’être cités car ils touchent un domaine essentiel. L’apparition du langage a mis à part l’humanité du reste de la Création et a permis d’organiser les sociétés. Une langue évolue naturellement au cours des siècles. Dans le monde de 1984, on la fait évoluer artificiellement en quelques décennies avec des moyens terroristes, notamment avec les concepts extraordinaires de doublepensée et crimepensée. On peut citer aussi l’inversion systématique du sens des mots (ex- la guerre c’est la paix, la haine c’est l’amour) qui reformate complètement les cerveaux. Car, conformément au concept de solipsisme, c’est dans le cerveau de chacun que le monde existe, “et que le réel est une construction mentale”. Si la pensée est donc bien formatée, on ne voit plus que ce à quoi on croit…. Malheureusement des livres peuvent être prémonitoires, même si on les a écrit pour conjurer le futur.
Une nouvelle forme de dictature s’étend sur le monde
Après la Deuxième guerre mondiale, troisième grand bouleversement, le champ du totalitarisme se cantonne à l’est de l’Europe. Mais à l’ouest, les esprits resteront marqués par son souvenir et le terme dictature devient un mot valise pour désigner diverses formes d’autoritarisme, sans s’inquiéter des définitions strictes des historiens et des politologues. C’est ainsi qu’il désigne pêle-mêle le despote, le tyran, le dictateur, l’homme fort, l’homme providentiel, le Caudillo, etc. du moment que cet homme politique se distingue considérablement de ses congénères, par sa personnalité, son courage, son habileté, son charisme ou sa brutalité. Seront alors désignés comme dictateur des personnalités aussi diverses que Franco, Mao, Tito, Franco, Ceausescu, Fidel Castro, Papadopoulos, Pinochet. De ce fait, le mot dictature resta fortement personnifié par un individu génial, alors que déjà le communisme post stalinien avait engendré un système où les directions collectives prirent le pas sur le Leader, jusqu’à ce qu’il soit impossible d’identifier le véritable chef. Même dans 1984, le doute existe sur l’existence de Big Brother.
Cependant, à la fin de la Guerre froide, une tentative d’unification du monde fut mise en route par le camp considéré vainqueur, le système libéral de type occidental. Si le pilier principal de ce dernier est l’empire nord américain, un autre pilier prend toute son importance. Michel Onfray l’appelle l’empire maastrichien. Les deux empires, de plus en plus solidaires par les échanges, sont appelés à fusionner dans le futur avec la disparition des États nations programmée. Bien sûr, le système devra vaincre les résistances à ce processus, tant de la part des peuples attachés à leurs identités que de certains États encore aux mains de dirigeants réticents et non intégrés à l’élite mondiale dominante. Dans l’empire maastrichien, tous les efforts sont déployés en ce sens : modification des peuples par des immigrations massives, destruction des cultures nationales, appauvrissement économique pour rendre les gens de plus en plus dépendants de revenus minima incompressibles et emprise progressive sur les esprits. L’objectif de longue haleine à atteindre est, encore une fois, la création d’un humanoïde de type nouveau affranchi des contraintes imposées par la nature et les cultures de jadis.
Orwell a écrit son livre en 1948 comme un avertissement. Il espérait ainsi prévenir la venue d’un monde aussi sinistre. On notera toutefois que le sujet maastrichien semble jouir d’un statut plus attrayant que celui imposé au sujet Orwellien. Ce dernier, resté homme ou femme (attention ! la sexualité est strictement contrôlée) évolue dans un monde terrifiant (les coups peuvent pleuvoir), où le labeur est absorbant, et affreusement déprimant de laideur et d’ennui. Le futur sujet maastricien croit pouvoir réaliser tous ses désirs, est complètement dépolitisé et consacre son temps plus aux loisirs qu’au travail (celui-ci va se réduire considérablement en volume) dans un monde en principe dépourvu de conflit et de violence. Bien sûr, ce n’est qu’une apparence et Michel Onfray nous donne le mode d’emploi de cette dictature si douce que ses assujettis anesthésiés ne savent comment résister, puis renoncent. L’auteur décline à nouveau les 7 principes fondamentaux Orwelliens adoptés et appliqués maintenant par l’empire maastrichien sous la forme douce, la persuasion avant tout, la matraque en ultime recours :
- La liberté rétrécie comme peau de chagrin, car nous sommes surveillés, archivés, standardisés, surinformés inutilement et encadrés, conseillés jusqu’à l’écœurement.
- La langue est attaquée, car les exemples abondent avec l’apparition épisodique de réformes de l’orthographe, l’anglicisation, la langue inclusive, la féminisation des titres, le déclin de la lecture…
- La vérité est abolie par le contrôle serré des informations par les medias, le relativisme, les glissements sémantiques, les détournements d’appellation, les néologismes… [3]
- L’histoire est instrumentalisée, car les livres scolaires sont expurgés par des fonctionnaires, des faits historiques sont réinterprétés par des juges ou sont écartés pour éviter la polémique et surtout, la chronologie n’est plus respectée.
- La nature est effacée, car elle constitue une assignation de genre, un obstacle aux désirs de PMA pour tous et de GPA et la limite à tous les fantasmes de “l’homme augmenté”.
- La haine est encouragée contre les déviants du système, populistes, néo fascistes, islamophobes, racistes etc. dénoncés par les médias et punis par les tribunaux.
- L’empire est en marche par l’absorption des nations et l’extension indéfinie du marché, nouveaux noms du progrès et promesse pour la Terre entière dans l’attente de l’Empire universel.
Ce catalogue caractérise étroitement la situation que nous vivons en France depuis les années 70. D’ailleurs Michel Onfray affirme lapidairement que l’on peut considérer que «notre pays a été géré depuis 1945 par un pouvoir gaullo-communiste qui s’est partagé le gâteau français : à la gauche communiste, la culture ; à la droite gaulliste, l’économie et le régalien». La disparition de De Gaulle et l’effacement d’un parti post-bolchevique mais national, ont permis un virage majeur dans la relation de la France avec la puissance atlantique, conformément aux vœux des fondateurs du projet d’unification européenne.
Toutefois Michel Onfray ne conclut pas son livre par une note d’espoir et reste muet sur deux points essentiels:
Quelle est la raison la plus importante qui pousse l’élite mondiale à mettre en place cet empire ? Dire que c’est l’ivresse du pouvoir ou la recherche effrénée du profit paraît une réponse courte.
Et surtout, comment faire pour que les peuples résistent à l’empire pour l’abattre.
Théorie de la dictature, Michel Onfray, Robert Laffont, 20 €
Albert Tureveux – Polémia
[1] Il faut mentionner que déjà existent des individus qui se sont fait implanter une antenne sur le crâne ou des aimants et qui se considèrent comme mi humains, mi machines.
[2] Un film portant le titre du livre est sorti en 1984, avec Richard Burton, impressionnant dans le rôle d’O’Brien, redoutable technocrate de l’Angsoc.
[3] Cf le Dictionnaire de novlangue édité par Polemia en 2013