— On vous doit déjà une Saga des Romanov qui fait autorité. En quoi les malheureux Nicolas et Alexandra en sont-ils les personnages emblématiques ?
— Le dernier couple impérial russe est emblématique par ses exceptionnels malheurs familiaux et ceux de leur pays, ravagé par la révolution bolchevique et la terreur qui a suivi pendant près de soixante-dix ans. Le tsar, la tsarine et leurs cinq enfants sont les victimes d’une tragédie sans précédent : l’exécution de toute une famille dans cette affreuse aube sanglante du 17 juillet 1918, sans oublier les frères, oncles, cousins, tantes, etc., du tsar, assassinés, eux aussi, avant ou après le drame de Ekaterinbourg. Mais j’ajoute que les derniers Romanov couronnés, ainsi que les quatre grandes-duchesses et le tsarévitch, nous sont particulièrement proches parce qu’ils furent, avant 1914 et même jusqu’à leur détention, la dynastie régnante la plus photographiée et filmée de l’époque. Ce n’était pas de la mégalomanie mais une passion pour ces techniques, encore nouvelles, de l’image. Nicolas II et les siens ne se déplaçaient pas sans leurs boîtiers Kodak, collant leurs photos sur des albums, visionnant leurs films de vacances ou de voyages. On est surpris de les observer dans leur intimité, dans leur vie quotidienne, presque à chaque instant, loin des portraits académiques et officiels. Voir le tsar embrasser sa femme sur la bouche ou se baigner nu (sans ambiguïté !) avec ses officiers dans la mer Baltique, parce qu’ils aiment la natation et le soleil, est étonnant, et on n’imagine pas de tels clichés ou séquences dans la famille royale britannique au début du XXe siècle. Pour l’historien, il s’agit d’une moisson unique, souvent incroyable. Dans mon livre, j’ai sélectionné des documents et des archives extraordinaires, dont beaucoup ont été, heureusement, retrouvés à la fin des années 1980, lors de l’effondrement de l’URSS.
— Peut-on exonérer Nicolas II de graves fautes politiques ?
— Nicolas II n’était pas de taille à affronter les bouleversements de son époque. On ne peut l’exonérer de ses fautes politiques, en particulier de son inconscience le 14 mai 1896, lors des cérémonies de son couronnement à Moscou, endeuillées par une fête populaire où les déplorables installations prévues pour la foule ont, à cause de la panique, provoqué la mort de plus de 1 300 personnes et plus de 1 000 blessés. Le tsar et son épouse n’auraient pas dû aller au bal de l’ambassade de France, mais se rendre immédiatement au chevet des victimes et annuler les réjouissances prévues. De même, la tragédie du « Dimanche Rouge » de 1905, ahurissante de stupidité, résulte de son absence au palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg. La foule ne manifestait pas, il n’y avait aucune hostilité, mais la demande du peuple d’être entendu par son souverain. Nicolas II n’était pas là, il n’est pas apparu au balcon, n’a ni reçu ni écouté la foule ce jour-là. A-t-il été informé ? Bien informé ? En temps utile ? Il a eu un grand tort, irréparable, qui a répandu une immense tache de sang sur le règne, celle des milliers de victimes chargées et massacrées, sans aucune raison, par les cosaques sur la place du palais. Cette faute lui a valu le surnom de « Nicolas le Sanglant ». Il voulait vivre en bourgeois, en famille.
C’était son seul souhait. Bien entendu, la terrible maladie de son fils hémophile, l’héritier du trône, était un calvaire de chaque instant qui a totalement faussé son jugement sur la réalité politique et sociale. Ensuite, il fut jaloux de certains de ses excellents ministres, comme Stolypine, ne se rendant pas compte de l’urgence et de l’ampleur de toutes les réformes indispensables. Le tsar n’était pas un politique et, le jour du décès de son père, Alexandre III, il avait dit : « Je ne voulais pas être tsar. » Nicolas II était persuadé que si sa famille était réunie, rien de grave n’arriverait. C’est ensemble qu’ils ont péri sous les balles des tueurs…
– Par-delà l’approche politique, vous faites un portrait intime, voire intimiste, d’une famille emportée par le bolchevisme. En quoi ce couple fut-il un vrai couple ?
– Mon livre a ceci de nouveau qu’il est une biographie la plus intime possible car, avant les événements, il y a des hommes et des femmes avec leurs difficultés, leur courage, leurs erreurs. En fait, on peut dire que le bonheur conjugal de Nicolas II et d’Alexandra, bonheur complet et sans faille, les a aveuglés. Le tsar était soucieux de sérénité familiale et il était trop absent de la vie publique, sinon lors de cérémonies et engagements officiels. Ce souverain redoutait d’être séparé des siens. Ils ne se quittaient jamais et il faudra la guerre, pour laquelle la Russie n’était pas prête et qu’il ne voulait pas, pour que Nicolas II quitte ses proches en se rendant au quartier général à près de 700 km de la capitale. Il avait pris, à l’été 1915, le commandement en chef des armées impériales, mais n’était ni stratège ni tacticien. Encore une faute, alourdie par le fait que la tsarine, trop mystique et impopulaire, restée à Petrograd, veut alors exercer une influence politique selon les « conseils » catastrophiques quasi quotidiens de l’hypnotiseur pervers Raspoutine. Ce personnage, intelligent et manipulateur, a gravement discrédité le couple impérial et donc le régime, alors que la Russie accumulait les désastres et que le monarque était loin.
– L’entourage du tsar ne porte-t-il pas une grave responsabilité dans la chute de l’Empire ?
– L’entourage du tsar n’a cessé de l’avertir des dangers que Raspoutine, par sa réputation exécrable, faisait courir à la monarchie impériale. La tsarine douairière, la mère de Nicolas II, Maria Alexandrovna, exigeait le renvoi de Raspoutine le débauché. Dans le fond, son fils savait la réalité de l’intrigant, mais il se vexait de ce qu’on lui répétait et, pour Nicolas II, père meurtri et angoissé, le pire était que Raspoutine soit éloigné car, par ses « dons », s’il ne guérissait pas réellement le petit Alexis, il l’empêchait de souffrir en jugulant ses hémorragies. La survie de l’héritier était une priorité absolue. Il est très regrettable que Nicolas II n’ait pas tenu compte des avertissements que le gouvernement et certains membres de la Cour répétaient au monarque. Le tsar détestait les conflits privés et familiaux. Mais peut-on oublier la tragique menace, permanente, qui pesait sur son fils ? Nicolas II aurait dû modifier la loi de succession dynastique, héritée de ce maniaque de Paul Ier, le fils de Catherine II qui, par une misogynie ridicule, excluait les femmes de l’accès au trône. Trop conservateur, le tsar ne l’a pas fait. L’avenir de la Couronne était donc lourdement hypothéqué.
— Quel jugement l’histoire russe porte-t-elle aujourd’hui sur Nicolas II ?
— C’est une question passionnante ! L’opinion publique russe a beaucoup évolué depuis les années 1990. J’étais à Saint-Pétersbourg, dans la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul lorsque, le 17 juillet 1998, Boris Eltsine, président de la Russie post-soviétique, a fait inhumer les restes alors identifiés du tsar et des siens. Des examens complémentaires ont été effectués récemment à la demande de l’Eglise orthodoxe et il est possible que le tsarévitch et sa sœur la grande-duchesse Maria, dont les restes n’ont été retrouvés que plus tard, soient prochainement, à leur tour, inhumés dans la cathédrale. Boris Eltsine a publiquement demandé pardon pour « les crimes du bolchevisme, du stalinisme et de leurs successeurs ». C’était exactement quatre-vingts ans après le massacre d’Ekaterinbourg. Un exemple que la France devrait suivre à propos du génocide vendéen. L’image de Nicolas II, faible, ne voulant pas contrarier son épouse très nerveuse, n’est pas effacée, mais elle est maintenant complétée par celle d’un patriote et les Russes sont viscéralement patriotes : le tsar a fait rapatrier ses fonds déposés à la Banque d’Angleterre pour soutenir l’effort de guerre de la Russie et son épouse en a fait autant.
Ce patriotisme est encore vérifié par le fait que, prisonnier après son abdication, le « citoyen Romanov » n’a pas voulu s’exiler à l’étranger et qu’il a été scandalisé par la paix « honteuse » conclue avec l’Allemagne à Brest-Litovsk, le 1er mars 1918, qui bradait d’importants territoires russes. Enfin, rappelons aux Français qui ont la mémoire courte que le tsar, fidèle à l’Alliance franco-russe conclue par son père, a sauvé la France au moment de la bataille de la Marne en obligeant les armées de Guillaume II à desserrer l’étau en Champagne. Sinon, Paris pouvait tomber dès septembre 1914. Les maréchaux Foch et Joffre confirment l’importance de la stratégie russe à ce moment. Et n’oublions pas que le tsar, en février 1916, envoie un corps expéditionnaire d’environ 20 000 hommes se battre en France, au secours de la France. Ces brigades, ne pouvant traverser les lignes austro-allemandes, ont dû prendre des Transsibériens jusqu’au Pacifique puis des bateaux pour arriver à Marseille après deux mois de voyage. A Paris, en mémoire de cette contribution émouvante et exemplaire, un monument équestre a été érigé en 2011, à l’extrémité du pont des Invalides, sur la rive droite, mais peu de gens le connaissent. Enfin, les Russes aiment l’Histoire dans son entier, ils ne la découpent pas en prétendus bons et mauvais morceaux. Il y a deux ans, une statue d’Alexandre III a été réinstallée en Sibérie, non loin d’une statue de Lénine : les deux personnages appartiennent à l’Histoire. C’est une leçon de courage et d’honnêteté.
Propos recueillis par Alain Sanders pour Présent
Nicolas II et Alexandra de Russie, Editions Perrin.