La petite femelle de Philippe Jaenada ou l’affaire Pauline Dubuisson…

Au mois de novembre 1953 débute le procès retentissant de Pauline Dubuisson, accusée d’avoir tué de sang-froid son amant. Mais qui est donc cette beauté ravageuse dont la France entière réclame la tête ? Une arriviste froide et calculatrice ? Un monstre de duplicité qui a couché avec les Allemands, a été tondue, avant d’assassiner par jalousie un garçon de bonne famille ? Ou n’est-elle, au contraire, qu’une jeune fille libre qui revendique avant l’heure son émancipation et questionne la place des femmes au sein de la société ? Personne n’a jamais voulu écouter ce qu’elle avait à dire, elle que les soubresauts de l’Histoire ont pourtant broyée sans pitié.
Telle une enquête policière, La Petite Femelle retrace la quête obsessionnelle que Philippe Jaenada a menée pour rendre justice à Pauline Dubuisson en éclairant sa personnalité d’un nouveau jour. À son sujet, il a tout lu, tout écouté, soulevé toutes les pierres. Il nous livre ici un roman minutieux et passionnant, auquel, avec un sens de l’équilibre digne des meilleurs funambules, il parvient à greffer son humour irrésistible, son inimitable autodérision et ses cascades de digressions. Un récit palpitant, qui défie toutes les règles romanesques.

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Les première lignes…

“Je suis comme les bébés, quand la nuit tombe, j’ai besoin d’un whisky. Eux, les pauvres, ne peuvent que pleurer, hurler, gémir pour les plus coriaces, passer seuls ce moment bancal, triste et inquiétant de la fin du jour – on m’en parlait, je n’y croyais pas jusqu’à ce que je le constate sur mon fils, lors de ses premiers mois sur terre : dès qu’on commence à respirer, on a sombrement, profondément conscience d’un malheur vers dix-sept heures en hiver, plus tard en été, la sensation de perdre quelque chose. Ensuite, avec l’âge et l’entraînement, on se débrouille, certains passent des coups de fil ou regardent n’importe quoi à la télé, d’autres se mettent à courir autour du pâté de maisons en tenue de sport, ma femme joue de la trompette, les plus fatalistes ou les plus faibles boivent quelques verres. De whisky, donc, pour moi. Ça m’aide, m’éloigne, estompe le changement de lumière, mais à cinquante ans, vingt ans, comme à six mois, même enfoui, le malaise persiste. Surtout, ces temps-ci, quand je pense à Pauline Dubuisson.
La hyène, la salope. Une misérable petite putain. Une fille sans âme, une garce, un monstre. Une meurtrière qui a tué plus qu’un homme, qui a tué la pureté. Mauvaise, féroce, perverse, diabolique, insensible, amorale, tous ces mots lui ont été appliqués, plutôt jetés dessus, dans la presse et probablement dans les rues, partout en France. Madeleine Jacob, chroniqueuse judiciaire sans pincettes ni scrupules, a écrit dans Libération (le journal qui a été créé dans la clandestinité en 1941 et a couvert l’après-guerre jusqu’en 1964, pas celui de Sartre et July) : Orgueilleuse, obstinée, sensuelle, égoïste, méchante et comédienne. Tout cela se lit au premier regard sur le visage pâle, émacié, de Pauline Dubuisson. C’est bien, de se contenter du première regard, Madeleine, ça évite de perdre du temps avec les traînées dans son genre. Dix ans après, ce lexique et le premier regard lui suffisaient encore. Dans un livre relatant quelques « grandes affaires » qu’elle avait suivies de son œil de spécialiste, le chapitre consacré à Pauline Dubuisson comportait à peu près les mêmes mots – la liste saoule : glacée, lointaine, hautaine, méprisante, ingrate, cruelle, cynique, d’un orgueil maladif. Il y a en elle comme un besoin, peut-être inconscient, de s’affranchir de sa condition de fille. (Quoi ? Quel culot.) Et même quarante ans plus tard, loin de la haine épidermique du début des années cinquante, avec le recul qui devrait calmer, laisser affleurer la lucidité, Jean Cau, qui avait pourtant écrit de belles pages six ans plus tôt sur Bruno Sulak, faisait part de ses états d’âme d’homme sensible dans Paris-Match, le 15 août 1991 : Même en évoquant les crimes les plus affreux, on a envie d’y comprendre quelque chose, d’être tant bien que mal un peu avocat de la défense, de glisser un brin de pitié ici ou là (tant de bonté émeut). Avec Pauline, avec cette dure garce, ça ne marche pas. J’ai beau me tâter le cœur, il reste froid. Il se l’est sans doute tâté encore un peu en vain, jusqu’à sa mort, deux ans après ces lignes.
Il n’y a pas que les injures et la brutalité des jugements portés sur elle. Il y a les mensonges. Dans les articles qu’ils ont écrits au sujet de Pauline Dubuisson, je crois que Madeleine Jacob et Jean Cau ont menti – et il ne s’agit ni de mensonges par omission, ni d’approximations psychologiques, ni d’interprétations tordues, mais de véritables mensonges, bien purs, comme dire que la voisine a une moto rouge alors qu’elle a un vélo vert. Et pas seulement eux, presque toute la presse de l’époque, les petites mains du fait divers et les habitués du tribunal, les deux romanciers qui se sont penchés sur elle. Mais peut-être qu’ils ne savaient pas. Les journalistes qui se contentent de relayer les informations transmises par la police, de faire écho à la rumeur publique ou de recopier les propos de leurs confrères sont des tocards (et je sais de quoi je parle, j’en suis un), mais pas tous des menteurs – certains si, dont le seul objectif est d’exciter la foule, de lui lancer de la chair à mordre. Plus grave puisqu’à la source, je crois que les inspecteurs qui ont enquêté sur l’affaire ont menti également – n’exagérons pas (mes potes flics du bistrot d’en bas, Pupuce en tête, ne me le pardonneraient pas), disons plutôt qu’ils ont orienté les témoignages, écarté ce qui les gênait, déformé les faits. Pire, je crois que les avocats et les magistrats qui l’ont jugée, massacrée, ont menti. Les défenseurs de la Loi, les chevaliers intègres de la Justice, je crois qu’ils ont menti sciemment, en toute connaissance de cause puisqu’ils ont lu le dossier (espérons) : ils ont triché dans l’enceinte du plus grand tribunal de France, pour écraser une jeune femme de vingt-six ans comme une punaise.
Dans l’arène du Palais de Justice de Paris, Pauline Dubuisson a combattu toute seule, en éclaireuse, face à une génération entière, celle d’avant-guerre, face même à des centaines d’années de vertu hypocrite (de mes fesses) et de domination masculine, face à une société qui ne voulait pas d’elle, qui ne voulait pas des filles comme elle – que le ciel l’en préserve. Elle n’était que ça, une fille, autant dire pour eux presque rien, mais elle les a regardés droit dans les yeux, les vieux maîtres, vaillamment, irrévérencieuse, elle n’a jamais baissé la tête, ne s’est jamais tordu les doigts en sanglotant de honte, comme doit le faire une femme, elle n’a pas poussé de cris hystériques ni jamais ne les a suppliés de lui pardonner, et cette résistance frontale, cette insolence les a rendus fous. De rage. Ils l’ont vaincue, évidemment, ils l’ont détruite.”

© Éditions Julliard, 2015

Et pour ceux qui veulent en savoir plus et autrement: un portrait de Pauline Dubuisson par Paris Match.

Elle pose sur le tribunal un regard plein de défi. Face aux juges, aux jurés et au public qui interrogent son visage hautain, Pauline Dubuisson garde le secret de ses passions intraitables et de son orgueil fatal. Dans un après-guerre insolent de liberté et fasciné par le néant, elle a tué Félix Bailly, l’homme qui l’avait aimée, qu’elle avait rejeté et qui ne voulait plus se soumettre quand elle avait décidé d’exiger à nouveau son amour. Pauline Dubuisson, aux rêves violents nourris sous l’Occupation, dans le confinement d’une ville de province, choisissait et rejetait ses amants mais n’a pas supporté la seule blessure infligée à sa carrière de séductrice. Son procès, interrompu le 26 octobre 1953 par une troisième tentative de suicide, sera celui d’une génération jugée par une autre. Le verdict — la prison à perpétuité — pénalisera autant l’arrogance que le crime, mais Pauline Dubuisson sera libérée six ans plus tard. C’est avec l’histoire violente et froide de cette orgueilleuse blessée que nous commençons cette semaine notre évocation des mortelles héroïnes qui ont fasciné leur temps.

ADOLESCENTE PROVINCIALE, ELLE A DÉJÀ LE DIABLE AU CORPS

«La vie est un combat, seuls les forts s’en tirent.» C’est ce que lui apprend son père, un ingénieur sorti de Centrale, colonel de réserve fou de bateaux et brillant entrepreneur de travaux publics à Malo-les-Bains. Pauline Dubuisson n’est pas une jeune fille de province ordinaire. Cette excellente élève a le diable au corps. L’Occupation et son atmosphère troublée lui conviennent à merveille. Energique, opiniâtre, orgueilleuse – à l’image de son père – , la jeune fille rassasiée de succès scolaires se lance bientôt dans des aventures autrement excitantes. A 14 ans, les hommes sont sa grande découverte. Pauline aime surtout les matelots. Et tant pis s’ils sont allemands ! Cela n’en pimente que mieux ses exploits. Un gardien de square la découvre un soir en scabreuse posture. Elle est exclue du lycée. Ça ne l’arrête pas. Dans la foulée elle décroche toute seule son bac, en 1943, et séduit ouvertement le médecin-chef de l’hôpital de Dunkerque, le colonel Domnitz. La France «éternelle» ne lui pardonnera jamais cet outrage.

BLESSÉ DANS SON HONNEUR, SON PÈRE SE SUICIDE

Après avoir tiré sur Félix, Pauline était persuadée de ne l’avoir que blessé. Elle tente de se tuer, mais les voisins, alertés par les détonations, lui sauvent la vie. C’est à son réveil à l’hôpital qu’on lui dévoile en même temps la mort de son amant et celle de son père. « Papa aussi, papa aussi ! Pourquoi ? Ah, j’aurais mieux fait de me tuer tout de suite. Ils vivraient tous les deux et je ne souffrirais plus ! » En apprenant, coup sur coup la perte des deux seuls hommes qu’elle ait jamais aimés, son père (à dr.) et Félix Bailly (en médaillon), Pauline Dubuisson a craqué. La justice ne lui pardonnera pas non plus d’avoir conduit son père au suicide. Ce colonel de réserve de 68 ans, protestant puritain, aimait sa fille au-delà de tout. Lorsque, à 14 ans, Pauline est renvoyée du lycée pour sa conduite immorale, M. Dubuisson pardonne et décide de s’occuper lui-même de son « insupportable » enfant. Mais cet homme de devoir ne peut assumer que sa Pauline soit une criminelle. Le soir même, il se tue en s’asphyxiant au gaz.

EN ÉCOUTANT SON AVOCAT, LA BELLE ORGUEILLEUSE S’EFFONDRE EN LARMES

Une fois, une seule, elle a pleuré, quand son avocat a plaidé. Une fois, une seule, elle a craqué, quand son procès a commencé. Le 26 octobre, Pauline tente de se suicider : « Comédie ! » estime Me Floriot, l’avocat de la partie civile. Le procès sera repoussé d’un mois, mais personne ne veut croire aux remords de la jeune femme ni à sa volonté d’en finir. Le procureur s’emporte et la traite de «hyène». Ses larmes ne peuvent qu’être feintes. Pauline n’a pas le droit de pleurer. Pendant le procès, elle a vu pour la première fois sa rivale, Monique, qui comparaissait comme témoin à charge. La volage Pauline a plusieurs fois refusé sa main à Félix Bailly. Elle a fini par le quitter, a eu d’autres amants. Elle ne l’a plus revu depuis dix-huit mois quand elle apprend ses fiançailles avec cette étudiante en lettres, jolie, intelligente et rangée. Elle tente en vain de le séduire de nouveau, puis se procure un revolver. «Je lui ai dit que je ne pouvais pas vivre sans lui. Ensuite, je ne sais plus ce qui s’est passé”, dit-elle.

DANS CE JURY D’HOMMES, LA FEMME QUI LUI A SANS DOUTE SAUVÉ LA VIE

Sur le visage blême et attentif d’une femme, au banc des jurés, s’inscrit le destin de Pauline. Un an auparavant, le même juge et le même procureur ont acquitté une ménagère, meurtrière de son mari par jalousie. Mais, cette fois, l’accusée a contre elle sa réputation de légèreté. Ce n’est pas une épouse trompée, c’est une séductrice amorale et méprisable. Pour les jurés qui écoutent l’écrasant réquisitoire de l’avocat général Lindon, la culpabilité est totale. Et, déjà, cette conviction semble condamner Pauline à la guillotine. A la gauche du banc (ci-contre), quelqu’un doute pourtant, une femme, la seule du jury, Raymonde Gourdeau, couturière (en médaillon, chez elle). Pendant tout le procès, elle n’a pu cacher son émotion et a même failli pleurer lorsque Pauline parlait. Sans doute est-ce sa voix qui sauvera la jeune criminelle. Alors que la condamnation à mort paraissait certaine, le verdict sera «de clémence » : travaux forcés à perpétuité.

APRÈS SON TROISIÈME SUICIDE MANQUÉ, M. FIOROT INTERPELLE PAULINE: “EN SOMME, VOUS NE RÉUSSISSEZ QUE LES ASSASSINATS”

Elle était «trop» tout, Pauline. Trop belle, trop intelligente, trop ardente, trop égoïste, trop orgueilleuse. Dans toutes les audiences de son procès, au cours du mois de novembre 1953, elle ne manifesta aucun regret, aucun remords. II y avait au contraire une arrogance sèche, dans son maintien, un dur repliement sur soi, comme une certitude méprisante que ceux qui la jugeaient n’étaient pas dignes qu’elle fût là. Trois semaines avant qu’elle ne comparût devant les assises, elle avait tenté de se suicider en se tailladant les veines, dans sa cellule, après avoir écrit une lettre au président de la cour. «Je ne veux pas me soumettre à une justice manquant à ce point de dignité. Je ne refuse pas d’être jugée, mais je refuse de me donner en spectacle à cette foule qui me rappelle très exactement les foules hurlantes de la Révolution. II m’aurait fallu le huis clos. Je suis ravie de jouer ce tour à ceux qui s’occupent de mettre le décor en place. Pauline Dubuisson. » Que viennent faire là « les foules hurlantes de la Révolution »? On se le demande, à moins de supposer que la meurtrière glacée de Félix Bailly, 25 ans, son ancien amant, se prenait pour une sorte de reine déchue incapable de supporter l’humiliation d’être promenée en charrette jusqu’à la place de Grève. II y a des orgueils dont on dit qu’ils sont déments. Celui de Pauline l’était. Un seul instant, lorsque son avocat, Me Paul Baudet, eut terminé sa péroraison, on vit cette criminelle hautaine, stricte robe noire et col blanc, essuyer des larmes. Les jurés estimèrent que ça n’était que de l’eau salée, et qui coulait trop tard.

Je suis très ennuyé d’écrire cet article, ce récit. Même en évoquant les crimes les plus affreux, on a envie d’y « comprendre » quelque chose, d’être tant bien que mal un peu avocat de la défense, de glisser un brin de pitié ici ou là. Avec Pauline, avec cette dure garce, ça ne marche pas. J’ai beau me tâter le coeur, il reste froid. Mais assez, et je raconte.

ELÈVE INSUPPORTABLE, ELLE TIENT TÊTE À SES MAÎTRES ET MÉPRISE SES COMPAGNES

Elle est née en 1927 au sein d’une famille protestante rigoriste, mais où la volonté d’être libre de ses actes ne choque nullement, à condition que les autres ne sachent pas que l’on réprime ses élans spontanés et que l’on ne livre pas à autrui ses sentiments, car cela est signe de faiblesse. M. Dubuisson, le père, 68 ans, colonel de réserve, entrepreneur de travaux publics, Légion d’honneur, fait élever sa fille par des précepteurs jusqu’à l’âge de 8 ans, avant de l’envoyer au lycée de Dunkerque, où elle se révèle être «une enfant insupportable» qui tient tête à ses maîtres et méprise ses compagnes, auxquelles elle n’a souci que d’imposer sa volonté et qu’elle domine — elle est douée et apprend avec une facilité déconcertante — par son intelligence.

Dès l’âge de 14 ans, la puberté lui met le diable au corps, et la voilà qui fait ses premières armes amoureuses avec des marins de la Kriegsmarine. Elle est renvoyée du lycée, sans bruit, par égard au notable qu’est son père, lequel, au lieu de sévir, décide de prendre lui-même en main l’éducation de sa fille en lui pardonnant son caractère indomptable et son goût précoce pour le sexe mâle. Elle réussit tous ses examens, en se jouant, non sans devenir, à 17 ans, la maîtresse du colonel Domnitz, chirurgien- chef de l’hôpital allemand de Dunkerque. Le fait que deux de ses frères soient morts au combat, l’un commandant de sous-marin, l’autre aviateur, ne lui cause aucun trouble. A la Libération, pour éviter d’être tondue, elle file à Lyon et y prépare son P.c.b., car elle a décidé de se consacrer à des études de médecine. Elle travaille négligemment — mais réussit — tout en volant de lit en lit et en inscrivant scrupuleusement sur un carnet les proies qu’elle abat, comme un chasseur les beaux coups de fusil qui ont couché le gibier à ses pieds.

PAULINE: “FÉLIX EST UN FAIBLE ET JE MÉPRISE LES FAIBLES”

Après Lyon, elle s’inscrit à la faculté de médecine de Lille, plus proche de ses lieux d’origine. C’est là que, sur son tableau de chasse, orgueil de cette conquérante, elle inscrit le nom — après avoir hésité — de Félix Bailly. II a 25 ans et appartient au genre « excellent jeune homme ». Grand, athlétique, beau, travailleur, sérieux (il fait d’excellentes études de médecine), sympathique, la crème des crèmes des garçons, sa naïveté de coeur pur le désigne pour être le parfait pantin (comme dira Me Floriot) de ce diable parfaitement roué et rodé qu’est, à 20 ans, Pauline. II tombe éperdument amoureux. Elle joue. II l’adore. Elle le tient en laisse et le trompe sans vergogne. Quand il apprend ses infortunes, il pardonne ou supplie. « Rendez-moi Pauline, dit-il un jour, prenant son courage à deux mains, à un professeur de médecine de la fac que Pauline a séduit. Vous n’avez pas besoin d’elle, alors que moi, je l’aime. » Le prof, attendri, essaie de raisonner son étudiante. Elle rit. « Félix est un faible et je méprise les faibles. Ce n’est pas ma faute s’il m’aime et si je ne l’aime pas. »

Ça dure près de deux ans. Le cave ne se rebiffe pas mais, bonne tactique, prend la fuite pour aller terminer ses études à Paris et, là, comme il mesure 1 mètre 81 et — voir plus haut — a tout pour plaire, fait la connaissance d’une jeune fille, une vraie, dont il ne tarde pas à s’éprendre, en plein ciel bleu, après avoir échappé à l’orage noir de sa liaison avec Pauline. Entre lui et Monique, fraîche et douce, c’est l’idylle parfaite, la paix, le bonheur, les fiançailles et, à l’horizon, le mariage. Ils seront heureux et ils auront beaucoup d’enfants, c’est ce qu’ils se promettent et s’écrivent. On ne saurait rêver de deux jeunes gens plus dignes, joue contre joue, de s’inscrire dans un médaillon. Des mois passent. Dix-huit exactement. Des camarades de Lille lui racontent la vie que continue de mener Pauline. II leur dit : « Ne la laissez pas tomber tout à fait. Le fond n’est pas mauvais. C’est seulement dommage qu’elle soit si pute. » Pute ou Diane chasseresse d’hommes, au choix, elle continue sa poursuite et sa quête de trophées.

CETTE MONIQUE LOMBARD BLONDE, BLEUE ET ROSE QUE FÉLIX VEUT ÉPOUSER, NE VA PAS PESER LOURD

En Autriche, au cours de vacances, elle abat un sympathique ingénieur autrichien, Legens, avec l’espoir de l’épouser un jour, qui sait ?, puis va retrouver à Ulm le colonel Domnitz, 60 ans, auprès duquel elle roucoule leur mutuel passé de 1944, avant de se lancer à l’assaut d’un médecin, le Dr Senneville, qui, prudent, repousse ses offres de mariage. C’est fatigant, la chasse. Alors, elle se souvient. Et Félix, l’excellent et parfait Félix, que devient-il ? Elle sait, comme tout le monde, y compris la copine chez qui elle loge, qu’il vit à Paris, où il termine ses études, et qu’il continue, de loin, de s’intéresser à elle puisqu’il a dit à des copains qui le lui ont répété : « Ne laissez pas tomber Pauline… » II est fiancé ? Aucune importance. Un Félix, ça se rattrape, ça se remet dans la poche et on l’épouse. Après tout, quand elle consulte son tableau de chasse, elle constate qu’il n’y a pas eu mieux. Cette Monique Lombard blonde, bleue et rose, et qu’il veut épouser, ne va pas peser lourd. A Pauline, brusquement jalouse, on n’échappe pas. Jamais une souris, face à un chat, n’a fait le poids. II suffit de se rendre à Paris, où elle loge chez un oncle pasteur, et d’y régler l’affaire.

Le 6 mars 1951, elle débarque chez Félix, rue de la Croix-Nivert, et remet en marche le pouvoir qu’elle croit toujours exercer sur lui. II y a des ratés. Ça ne fonctionne plus. Félix est gentil, certes, mais assez froid et, en tout cas, réservé. (Lors du procès, elle prétendra qu’il a craqué et qu’elle a passé la nuit avec lui, ce que démentiront, après un premier témoignage, ceux qui hébergeaient Pauline : «Non, elle n’a pas découché.») «Je lui ai demandé quand je le revoyais. II m’a répondu : “Jamais.” » II lui a aussi avoué qu’il en aimait une autre et allait se marier avec elle. « C’est fini, tu comprends, Pauline, entre toi et moi. Adieu…»

EST-CE PAR JALOUSIE MORTELLE OU PAR ORGUEIL QUE PAULINE COMMETTRA L’IRRÉPARABLE?

Quelle effroyable collision, et entre quels sentiments, se produit alors chez Pauline ? Est-ce une jalousie mortelle qui soudain lui tord le coeur et qu’elle confond avec un amour qui s’abattrait sur elle? Est-ce l’orgueil qui ne supporte pas sa défaite? Une rage de conquérante qui n’accepte pas de reculer et de perdre la bataille? L’impression que, après avoir tant abattu de proies, la seule qui valait la peine d’être empaillée lui échappe ? Je pose des questions. J’ouvre des pistes. Je crois que toutes mènent au carrefour d’un orgueil intraitable.

Le 14 mars, elle revient à Lille. «J’avais résolu, si je ne pouvais le ramener à moi, de nous entraîner tous les deux dans la mort.» A son amie logeuse, elle confie qu’elle a réussi à acquérir un revolver en prétextant que les rues sont peu sûres, la nuit, quand elle rentre de l’hôpital. Le permis de port d’arme lui a été délivré. «J’ai un revolver, regarde, et, s’il le faut, je m’en servirai. Je me mouillerai. — Allons, Pauline, je t’en supplie, sois raisonnable… — On verra. Je retourne à Paris… » Et elle boucle sa valise. L’amie, inquiète, téléphone au père de Félix: «Prévenez votre fils, qu’il prenne garde.» Pour plus de sûreté, elle envoie deux télégrammes au jeune homme : « Pauline veut vous voir. Méfiez-vous, elle semble prête à tout. » A moitié sceptique, Félix déserte sa chambre, le soir, et va coucher chez des amis. Bonne idée : Pauline l’avait attendu jusqu’à 1 heure du matin.

ELLE ABAT FÉLIX DE TROIS BALLES

Le surlendemain, levée tôt, elle sonne à la porte du logis de Félix. II refuse d’abord de lui ouvrir («Je m’habille ! »), mais elle insiste et il cède. Dépitée, elle s’aperçoit qu’un ami du jeune homme est là et semble surveiller ses gestes. «Je veux te parler. — Parle. — Seul. — Pourquoi? — Au cas où je verserais une larme. — Bon, attends- moi au métro Cambronne, je descends. » Elle descend mais, en un éclair, machine une ruse. Au lieu de se rendre au rendez-vous, elle se poste dans un café, en face de l’immeuble. Elle guette. Las d’attendre en vain devant la station de métro, Félix revient. Elle le suit. Elle sonne. II ouvre, il est surpris ; cette fois, il est seul. «Je me suis assise sur un fauteuil. II est resté derrière la table. Je lui ai dit que je ne pouvais pas vivre sans lui. II a fait un mouvement vers moi. Ensuite, je ne sais plus ce qui s’est passé. » C’est pourtant clair, et l’oubli de Pauline est étrange : elle a sorti vivement le revolver de son sac et a tiré une première balle qui a atteint Félix en plein front ; il a vacillé en demi-tour, et un deuxième projectile l’a frappé dans le dos. Ensuite, derrière l’oreille droite, le coup de grâce.

Pauline file à la cuisine, arrache le tuyau de gaz, le met dans sa bouche et ouvre le robinet. Malheureusement, trois coups de feu, ça fait du bruit, et les voisins accourent. Les pompiers réanimeront la meurtrière. Doucement, à l’hôpital Cusco, on lui demandera si elle regrette son geste : « Le remords est un sentiment inutile et stupide. » Elle se brise mais ne plie jamais, Pauline Dubuisson. Elle est de cette race. Son père aussi, qui, à Malo-les-Bains, lorsqu’il apprend le crime commis par sa fille, demande à sa femme : « Ce Félix Bailly, c’est le grand garçon brun que Pauline nous avait présenté, il y a deux ans ? — Oui, c’est lui… — Laisse-moi, veux-tu ? » Dans l’après-midi, il reçoit son fils, l’aîné de deux ans de Pauline. «J’ai tout gâché. Ma vie est finie. Je vais te donner des instructions parce que je ne pourrai pas m’occuper de l’entreprise.» Le jeune homme reste trois heures avec son père. «Ce soir, veux-tu que je reste avec toi pour dîner? — Non, rentre chez toi. Tu as un foyer, ta femme t’attend. » II refuse le repas que Mme Dubuisson a préparé et sort sous la pluie. II rentre à 20 heures. Sa femme est couchée. II écrit quatre lettres, se rend dans la salle de bains, se rase, enfile un pyjama. Ensuite, calmement, il branche sur le réchaud à gaz un long tuyau dont il fixe l’extrémité, avec du sparadrap, sur sa bouche. II fourre sa tête sous un sac imbibé d’éther, s’étend sur son lit.

APRÈS AVOIR ABATTU FÉLIX, PAULINE RETOURNE L’ARME CONTRE ELLE

Quand, dans la chambre voisine, sa femme entend un râle et se précipite, il est trop tard. Le docteur appelé ne pourra que constater, par suicide, la mort. Pauline aussi, après avoir abattu Félix, avait voulu, par deux fois, se suicider. D’abord, en retournant contre elle l’arme qui s’enraya (« Mais qu’est-ce qui prouve que la quatrième balle n’était pas aussi pour Félix?» avait dit Me Floriot). Ensuite, en ouvrant le gaz (« Mais trois coups de feu, ça s’entend ! » avait lancé l’impitoyable avocat). Elle essaiera, d’une troisième tentative, comme je l’ai dit plus haut, trois semaines avant son procès, après avoir écrit la lettre où elle déclare vouloir jouer un bon tour aux «foules hurlantes de la Révolution». «Simulatrice ! » s’écriera l’avocat général Lindon. Etudiante en médecine, elle avait calculé chaque détail de son geste et savait qu’elle serait sauvée, le garrot lui permettant de choisir une veine — la radiale — dont l’écoulement peu rapide lui permettrait d’attendre l’arrivée de la surveillante. Oui, peut-être. Non, c’est possible. Mais pourquoi ne pas croire que ces tentatives de suicide étaient vraies ? L’orgueilleuse Pauline n’était pas lâche et, capable de tuer, on peut la supposer aussi capable de mettre fin à ses jours. De se briser elle-même, de ne point l’être par les autres. D’être son seul juge et son seul bourreau. Me Floriot eut ce mot féroce : « En somme, vous ne réussissez que les assassinats ! » II se trompait, comme nous allons le voir. 20 novembre 1953. Pauline Dubuisson est condamnée aux travaux forcés à perpétuité.

1963. Essaouira, petite ville du Sud marocain, l’ancien Mogador. Dans l’une des deux chambres d’un appartement aux murs blancs, au premier étage de l’hôpital dirigé par le Dr Joseph, un homme et une femme sont assis, face à face. Lui est un solide garçon, ingénieur géologue de 30 ans, qui s’occupe de prospection pour une industrie pétrolière. II se prénomme Jean. Elle, c’est une belle femme aux traits réguliers et à la chevelure châtain-roux. Les Arabes l’appellent « la fille aux cheveux rouges ». Elle se prénomme Andrée. Infirmière à l’hôpital depuis quatre ans, elle y exerce en vérité les fonctions de médecin. Hors du service, où elle adopte une tenue discrète et commode, elle s’habille avec beaucoup d’élégance et, quand elle reçoit collègues ou amis, arbore même des robes de soirée. Elle a pour les animaux — les chevaux, les chats et même un petit chacal — un amour irraisonné. Normal, dit-on, elle a déjà 36 ans. «Une vieille fille…»

Le Dr Joseph, pour expliquer cette passion, a une autre idée, car il connaît «le secret» mais ne l’a jamais révélé à personne. « C’était le sien, il ne m’appartenait pas. » Au mois de juin, Andrée a fait la connaissance de Jean et, bientôt, il est venu la chercher à l’hôpital, puis l’a conduite aux «apéritifs» de la colonie européenne. On a jasé. On a soupçonné une liaison entre eux, encore qu’ils ne se voient qu’au hasard des déplacements de Jean. Ils sont face à face, ce jour de septembre 1963, à Essaouira. II lui dit : «Je suis obligé d’aller à Rabat pour quelques jours. — Si tu veux, je t’y rejoindrai.» II en est ravi. Elle en est heureuse et lui demande, d’un élan : « Dis-moi, est-ce qu’il pourrait être “question de mariage” entre nous ? Ça se murmure, ici…» II répond, en riant: «On ne sait jamais. Veux-tu que nous en parlions à Rabat ? » Elle se fait grave : « Oui, j’ai à te dire bien des choses… »

Alors, à Rabat, elle lui a « parlé ». Elle lui a dit qu’elle ne s’appelait pas Andrée mais Pauline Dubuisson, qu’elle avait assassiné son amant Félix Bailly, son condisciple à la faculté de médecine de Lille, qu’elle avait purgé 2 555 jours de prison après avoir été condamnée aux travaux forcés à perpétuité, qu’elle a été libérée après six ans de détention et décidé de se racheter en quittant la France pour s’enterrer ici et, si possible, fuir son passé, oublier Pauline, devenir Andrée. Elle a raconté tout, sans rien cacher, sans chercher à se donner la moindre excuse. Elle a raconté tête baissée et il écoutait. «Voilà, dit-elle, tu sais tout… » Quand elle relève la tête, elle regarde Jean, droit dans les yeux. II est très pâle. II se lève enfin et, bouleversé, quitte la chambre. «Je dois réfléchir. — Oui.» II la reverra le lendemain. II lui dira : « Je préfère ne plus te revoir, comprends-moi. — Bien. C’est ce que tu as décidé? — Oui. » Le 22 septembre, Jean reçoit une lettre où «Andrée» lui annonce son suicide.

SON SUICIDE AUX BARBITURIQUES

II saute dans le train de Marrakech, attrape un autocar en espérant arriver à temps. Trop tard. Mme Vivier, amie doctoresse, racontera que Mlle Dubuisson, huit jours avant, avait avalé des barbituriques. Réanimée, elle avait nié avoir voulu se suicider, mais, à l’évidence, elle allait mal, très mal. Mme Vivier, huit jours plus tard, lui avait parlé, jouant la franchise. « Vous avez voulu vous suicider, pourquoi ? — Moi, me suicider? Jamais de la vie. Je n’ai fait que prendre du Gardénal, j’étais fatiguée. — Vous avez des soucis d’argent? — Moi? Aucun. — Andrée, dit doucement la doctoresse, quand on veut se suicider, c’est qu’on est malade, déséquilibrée. II faut absolument vous soigner, mon petit. — Erreur, il y a des gens qui se suicident en sachant très bien ce qu’ils font. » Mme Vivier partie, Pauline reste seule. Elle calcule les doses de poison, les inscrit sur un papier, rédige quelques lettres. Le lendemain, qui était un dimanche, la doctoresse Guers téléphone au Dr Caillens, adjoint du médecin-chef. «Venez vite! Depuis deux heures, on entend le même disque tourner dans l’appartement de Mlle Dubuisson. » Le Dr Caillens accourt. La porte est fermée. On l’enfonce. Pauline, en pyjama, est étendue sur son lit, morte. Le disque tourne toujours. C’est du Mozart. On l’enterrera le surlendemain. Aux Européens, deux cents personnes, qui suivirent l’enterrement, on a dit que Mlle Andrée Dubuisson avait fait «cette malheureuse bêtise» à cause d’un chagrin d’amour.

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