Par Pierre Milloz
♦ « Que partout ceux à qui la naissance, leur vertu ou la richesse donnent le second rang soient incorporés aux chevaliers ; il faut leur donner à tous le droit de cité, afin qu’ayant une part égale ils soient des alliés fidèles. » (Mécène à Auguste)
Pierre Milloz est d’abord connu par le nom qu’il a donné au premier rapport chiffrant le coût de l’immigration. Il a aussi publié récemment un ouvrage de référence Le Cosmopolitisme ou la France (*). Il nous livre ici sa réflexion sur les règles d’accès à la citoyenneté à Rome.
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Droit du sol, droit du sang, intégration, assimilation, etc., autant de sujets dont on débat très souvent, un sujet que je vais aborder à partir de l’Empire romain. En effet les détenteurs du pouvoir à Rome se trouvèrent constamment aux prises avec ce type de problème. Et il est intéressant de voir non seulement la solution qu’ils retinrent mais aussi la manière orientée dont, dans bien des cas, leur solution est aujourd’hui présentée.
L’idée générale est souvent avancée qui se résume dans cette phrase d’un historien de la Gaule : « La loi divine de Rome, depuis son origine, était de faire de tous les peuples une seule patrie ». Et cette loi aurait trouvé son application : « Une tendance particulièrement frappante de l’organisation civique des Romains est ce qu’on peut appeler son œcuménisme », écrit tel autre historien ; ou voici encore cette autre notation très cosmopolite : « Rome se voulait puissance civilisatrice, capable de s’ouvrir aux vaincus, de les assimiler et de les faire participer au gouvernement du monde ».
Voyons cela de plus près. Du point de vue qui nous occupe, nous pouvons, pour la commodité et quitte à ne retenir qu’un schéma, découper l’histoire de Rome en trois périodes.
De la fondation de l’Urbs à Auguste : la loi du sang
La première part de la fondation mythique de l’Urbs (753 a.J.C.) englobe la République et au moins le règne d’Auguste (mort en 14 p.J.C.). Au cours de cette période, la citoyenneté romaine en principe relève du droit du sang. Sont citoyens romains les descendants des peuples qui, selon la légende, fondèrent la ville. La règle est alors strictement observée (sauf exceptions particulières notamment pour récompenser tel ou tel vaincu), mais deux mesures d’importance y dérogèrent :
– D’abord celle qui conclut la « guerre sociale » : elle est comme une illustration de la volonté de Rome de s’en tenir au droit du sang. Le conflit était venu d’une revendication des cités italiques situées à proximité de Rome. Elles réclamaient la citoyenneté romaine en faisant valoir qu’elles étaient des alliées fidèles et qu’elles avaient aidé Rome dans ses conquêtes. Or le Sénat s’y refusait obstinément et il fallut une guerre parfois atroce (95 à 89 a.J.C.) pour que, bien que vainqueur, Rome donnât satisfaction à ces alliées. La citoyenneté romaine s’étendit finalement à tous les hommes libres sur toute l’Italie au sud du Pô.
– L’autre exception fut due à César qui, en 49 a.J.C, octroya la citoyenneté romaine à toute l’Italie transpadane. Cette décision était marquante car elle s’adressait cette fois non plus à des voisins mais à une ethnie différente, celle des Celtes. Désormais l’Italie entière, « reculée jusqu’aux Alpes», bénéficiait de la citoyenneté romaine.
Auguste (-27/14) succédait à la République avec la même position restrictive. Certes il pouvait lui aussi accorder la citoyenneté à telle ou telle cité ou à tel ou tel étranger qu’il voulait récompenser, mais sur le principe il était « persuadé qu’il était important de conserver le peuple romain pur de tout mélange de sang étranger » (1) (Suétone) et son testament recommandait à Tibère « de ne pas prodiguer le droit de cité, afin que la différence fût tranchée entre les Romains et leurs sujets » (Dion Cassius).
Si donc on fait le point à l’aube de notre ère, on constate que, sauf exceptions particulières, il n’y a de citoyens romains qu’en Italie, c’est-à-dire en une fraction minime de l’immense empire alors proche de son apogée. Rome n’a donc pour le moment pas la moindre intention de « faire de tous les peuples une seule patrie ». Voyons maintenant ce qu’il en est dans les deux siècles suivants.
D’Auguste à Caracalla : un assouplissement de la politique de citoyenneté
Dans le Haut Empire (par convention on le situera de la mort d’Auguste, en 14, à celle de Septime Sévère, en 211, auquel succède Caracalla), deux traits caractérisent le sujet :
– D’abord, il faut souligner une constante de la politique impériale. Pendant deux siècles, en effet, aucun des empereurs ne mit ses pas dans ceux de César. Alors que le dictateur, témoignant de son « génie cosmopolite » (Michelet), avait décidé de « naturaliser » une province entière : la Transpadane, pas un seul des 21 empereurs qui se succédèrent jusqu’en 211 ne prit une mesure du même genre en faveur d’une autre province. Cette abstention évidemment délibérée prouve sans conteste la volonté romaine de ne pas répandre la citoyenneté.
– Ensuite, dans le cadre restrictif ainsi défini, il faut relever un assouplissement de la politique de la citoyenneté et insister sur une initiative de Claude (41-54), représentative du sujet sous le Haut Empire. Intervenant devant le Sénat en 48, Claude prononça en effet un discours qui rompait avec la doctrine liant la citoyenneté à la filiation et qui conduisit à prendre des mesures en ce sens.
Son thème général était qu’il n’y a pas lieu de tenir compte de leur origine pour accueillir et promouvoir les hommes. Il exhortait « à ne pas repousser les vaincus comme des étrangers », rappelait que « des étrangers ont régné sur Rome » (parmi lesquels Tarquin « en dépit de l’impureté de son sang »), faisait allusion à telle « famille venue d’Espagne dont les descendants sont parmi nous et dont l’amour pour cette patrie ne le cède point au nôtre ». Il ajoutait qu’ « il ne faut pas rejeter les gens des provinces s’ils peuvent faire honneur au Sénat », soulignait la réussite obtenue en Transpadane.
En dépit de l’évocation d’une « impureté du sang », certains de nos contemporains ne tarissent ici pas d’éloges. Un biographe de Claude voit dans cet empereur, pourtant tenu pour un imbécile par ses contemporains, « un esprit supérieur devançant son époque ». Tel historien de la Gaule, lyrique, présente le discours comme ayant été prononcé « dans le noble intérêt de l’humanité tout entière » avant d’ajouter qu‘ « après les règnes d’Auguste et Tibère, si avares du titre de citoyen, les portes de la cité se rouvrirent brusquement à tous les peuples ». A l’usage du grand public, on amplifie sur Internet en écrivant que Claude « étendit la citoyenneté romaine à de nombreuses cités dans les provinces » ou encore que « Claude fit beaucoup pour les siens en intégrant les étrangers à son peuple » (le recours au vocabulaire polémique contemporain montre qu’on ne s’efforce même pas de masquer l’arrière-pensée). Tout aussi politique mais plus pratique, ce romaniste juge que ce discours « pourrait figurer au fronton de nos mairies au même titre que la devise républicaine ».
Un examen de ce texte (dont on a trouvé une partie gravée sur une table de bronze et dont Tacite a donné sa propre version) en ramène la portée à de plus modestes ambitions.
L’initiative de l’empereur avait pour objet de répondre à une sollicitation de certains notables gaulois de la Gaule chevelue (il s’agit seulement, soulignons-le, de notables et non des Gaulois en général : l’empereur parle des « principaux habitants »). Ces derniers bénéficiaient, comme beaucoup d’autres, d’une citoyenneté incomplète qui ne leur permettait pas d’accéder au cursus honorum. Ils la détenaient soit au titre d’un traité passé par Rome avec une nation fédérée (les Eduens, par exemple) soit avec leur cité au titre du droit latin.
Ils demandaient que, comme cela avait été accordé en 14 à la Gaule narbonnaise, leurs élites se vissent accorder la citoyenneté complète.
Claude était partisan de leur donner satisfaction, mais ceux auxquels il pensait ne feraient pas masse : il évoquait « l’élite des colonies et municipes », « une élite d’hommes de valeur et fortunés », les « membres de familles illustres », les « meilleurs guerriers ». Il se référait à des exemples sans doute connus de ses auditeurs : les « Balbus, une famille illustre » d’Espagne, « Persicus, un Allobroge de haut lignage ». En un mot, il voulait « transporter ici tout ce qu’il y a d’éminent dans les autres pays ». On voit que la promotion du peuple des pérégrins ne figurait pas au premier rang de ses soucis… et les opposants à la mesure proposée ne s’y trompaient pas qui protestaient : « Ils vont tout envahir, ces riches », et à juste titre puisque Claude exhortait les Gaulois « à apporter ici leur or et leurs richesses au lieu d’en jouir seuls »…
Ainsi se dessine l’idée sous-jacente, politique. Elle avait été exprimée à l’intention d’Auguste par Mécène : « Que partout ceux à qui la naissance, leur vertu ou la richesse donnent le second rang soient incorporés aux chevaliers ; il faut leur donner à tous le droit de cité, afin qu’ayant une part égale ils soient des alliés fidèles » (Dion Cassius).
La citoyenneté romaine : un moyen de domestiquer la superclasse des provinces
On touche là au cœur de la politique romaine. Il s’agit de rallier une élite de nobles et de possédants dont la situation sociale et de fortune les portera à la fidélité envers l’ordre romain et qui, jouissant d’une certaine autorité dans leur province, la mettront au service de Rome. Leur accorder la citoyenneté romaine et du même coup la possibilité d’entrer dans le cursus honorum, c’était leur permettre d’entrer dans la hiérarchie politico-administrative, de s’y élever, d’approcher les cercles du pouvoir, d’y participer et peut-être d’obtenir un jour la récompense suprême, inaccessible à la plupart : l’accès au Sénat. C’était en un mot les rallier à l’Empire.
Les écrivains romains ne pensaient pas toujours du bien de ceux qui s’engageaient dans cette voie. Voici Tite-Live :
« Les habitants des villes (il s’agit des Grecs) étaient de trois espèces. Les deux premières, en flattant le pouvoir des Romains … fondaient leur fortune particulière sur l’oppression de leur patrie … Les partisans de Rome étaient seuls en possession des magistratures et des ambassades » (2).
Tacite parle de domination culturelle :
« On en vint même à priser notre costume et souvent à porter la toge … dans leur inexpérience, ils appelaient civilisation ce qui contribuait à leur asservissement. »
Un rhéteur grec du milieu du IIe siècle, Aelius Aristide, a résumé la situation ainsi créée dans un ouvrage célèbre : Eloge de Rome.
« Vous avez partout donné la citoyenneté et comme un droit de parenté à tous ceux qui représentent les élites du talent, du courage et de l’influence, le reste vous étant soumis comme des sujets » et plus loin : « Il n’est nul besoin de garnisons qui tiennent les acropoles. Les habitants les plus importants et les plus puissants de chaque endroit gardent pour vous leur propre patrie. »
Doit-on comprendre qu’une super-classe inter-cités de notables et de possédants avait, avec l’aval et sous l’autorité de Rome, le contrôle des cités de l’Empire ? L’histoire est un éternel recommencement. Celle de Rome est pleine d’enseignements qu’il n’est pas indiqué de porter au fronton de nos mairies.
L’édit de Caracalla : traduction de l’affaiblissement de l’esprit romain
Avec la promulgation, en 212, de l’édit de Caracalla étendant la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’Empire se clôt une évolution historique. Comme l’écrit l’éminent romaniste que fut François Jacques :
« La décision de Caracalla était bien révolutionnaire : elle rompait avec une politique qui avait réservé la citoyenneté hors d’Italie à une minorité, en général une élite sociale, et que les Empereurs avaient maintenue par delà les nuances depuis Auguste. »
Une révolution ne surgit jamais inopinément. Un affaiblissement de l’esprit romain l’avait préparée, dont l’origine remontait au IIe siècle. L’élan expansionniste de Rome commençait à se tarir : au lieu d’étendre l’empire – en Ecosse Hadrien (117-138) construisait un mur de défense, les Barbares réussissaient sous Marc-Aurèle (161-180) à pénétrer en Italie, Marc-Aurèle lui-même faisait profession de cosmopolitisme – on assistait à un foisonnement religieux profitant aux cultes orientaux (Cybèle, Mythra, Isis).
Cette évolution allait s’accentuer sous les règnes de Septime Sévère (193-211) et de son fils Caracalla (211-217).
Septime Sévère était né à Leptis Magna en Libye, dans une famille romanisée qui depuis un siècle avait fourni nombre de cadres supérieurs à l’Empire (3). Un point est important : il était le premier empereur de l’histoire de Rome à n’être pas de souche italienne. Malgré cette origine ou peut-être à cause de cette origine, il se révéla très soucieux d’affirmer sa romanité, son attachement au passé glorieux et à la grandeur de Rome et il est tenu par maints historiens comme l’un des meilleurs empereurs. Néanmoins son règne fut marqué par un recul accru de l’esprit romain et parallèlement un renforcement de l’influence orientale.
Celle-ci s’affirma notamment autour de l’impératrice Julia Domna (Syrienne, elle avait 17 ans quand Septime Sévère alors âgé de 41 ans l’épousa). Elle tenait salon, s’entourait d’artistes, de philosophes, de juristes tous orientaux qui affichaient une idéologie plus tournée vers le cosmopolitisme que vers la romanité. L’esprit cosmopolite se répandait donc, fruit du brassage des populations provoqué par l’Empire. En écho, on observait une propension à rapprocher les croyances de toutes origines et à les rassembler en un corpus unique. Cette évolution serait couronnée de manière symbolique par Sévère Alexandre (222-235) : son laraire, autel traditionnellement réservé par les Romains aux dieux de leurs foyers, réunirait les grandes âmes du passé : Apollonius de Tyrane, Abraham, Orphée, Jésus-Christ, Alexandre le Grand… Dans le même temps, le christianisme faisait valoir son universalisme et contribuait ainsi au mouvement général des idées, même s’il rendait à César ce qui revenait à César.
Ainsi se préparait la grande crise du IIIe siècle qui faillit emporter l’Empire et l’aurait emporté si Dioclétien (284-305) n’avait repoussé l’échéance, au prix d’ailleurs d’une profonde transformation.
L’édit de Caracalla apparaît donc comme traduisant l’affaiblissement de l’esprit romain. Il n’a assurément pas provoqué la chute de l’Empire. Il a seulement été un signe annonciateur parmi d’autres de cette chute.
Les motifs qu’avait l’empereur de prendre cet édit n’apparaissent pas clairement et sont discutés. Sur le plan pratique, il n’apportait rien de plus aux élites de l’Empire et il n’apportait pas davantage aux masses populaires, privées dans les faits de toute participation au pouvoir. Aussi bien passa-t-il inaperçu en son temps. Il n’en va plus de même aujourd’hui – tant s’en faut ! – et il suscite un intérêt inépuisable dont Internet tient compte dans un article consacré à Caracalla. J’emprunterai donc ma conclusion à cet article qui a l’avantage de nous ramener à mon introduction :
« Il n’y a aucun fondement factuel et même anachronisme à voir dans cet édit la volonté de créer une citoyenneté universelle. L’édit reste cependant cité en exemple par les défenseurs, au XXIe siècle, d’une extension des droits politiques à tous les habitants d’un pays donné. »
Notes :
1. On peut s’étonner que cette référence à la « pureté du sang » n’ait pas de nos jours suscité, au nom de l’antiracisme, une pétition tendant à faire débaptiser le siècle auquel cet empereur a donné son nom.
2. Tite-Live fait allusion à la fin de la IIIe guerre macédonienne et donc à une époque bien antérieure à l’intervention de Claude devant le Sénat (on est encore sous la République). Il a paru possible néanmoins de l’évoquer tant le problème du rôle des élites des pays vaincus est permanent.
3.Selon l’Histoire Auguste, la sœur de Septime Sévère, lorsqu’elle venait lui faire visite à Rome, « le faisait rougir car elle savait à peine parler latin ». Curieux détail : on ne parlait donc pratiquement pas latin en famille dans cette famille profondément romanisée ? Septime Sévère passait d’ailleurs pour être meilleur orateur en punique qu’en latin.
Lu sur Polémia
(Illustration: buste de Caracalla)
a)