« Malgré mon bouleversement, et bien qu’une guerre, même victorieuse, m’apparaît comme une catastrophe, j’éprouvais […] un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret ». L’auteur de ces propos ? Henri Bergson, qui dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, fait état des sensations éprouvées en apprenant la déclaration de guerre de l’Allemagne, en 1914.
Qui n’a pas ressenti des sensations semblables suite aux événements du 11 septembre ? Pour Jean-Pierre Dupuy, auquel on doit cette citation de Bergson, ces sensations résument bien l’ambivalence d’une catastrophe. Cette dernière, explique-t-il en substance, a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire, mais qu’une fois qu’elle s’est produite elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses. « Sa réalité même la rend banale. »
C’est dire si le principe de précaution mis en avant ces dernières années paraît illusoire. Pour J.-P. Dupuy, sa difficile mise en oeuvre ne provient pas seulement des incertitudes entretenues par les controverses scientifiques elles-mêmes. Elle ne tient pas non plus à des obstacles d’ordre psychologique. Pour prévenir une catastrophe, explique-t-il encore, on a besoin de croire en sa possibilité avant qu’elle ne se produise ; seulement, si on parvient à la prévenir, elle reste dans le domaine de l’impossible et les efforts pour la prévenir paraissent vains… « L’urgence est donc conceptuelle, avant d’être politique ou éthique. » A défaut d’un principe, il préconise un« catastrophisme éclairé ».
L’explicitation de ce dernier est l’occasion – à moins qu’elle ne soit un prétexte – de différents détours par des auteurs comme par exemple Hans Jonas, dont J.-P. Dupuy entreprend de réhabiliter l’idée d’heuristique de la peur, ou encore Ivan Illich qui, en distinguant les modes« hétéronome » et « autonome » de production (soit respectivement la sphère marchande et la sphère de l’économie informelle), était parvenu au concept de « contreproductivité ». Dans cette perspective, l’aggravation des risques aussi bien industriels que sanitaires ou alimentaires pourrait s’interpréter comme le résultat de l’emprise du premier mode sur le second.
Autant de références qui inclinent à se demander si, dans l’esprit de J.-P. Dupuy, le meilleur antidote face à l’incertain et les risques de catastrophes ne reste pas la (re)découverte de penseurs injustement oubliés ou critiqués.
Pour un catastrophisme éclairé, Jean-Pierre Dupuy, Seuil, 2002, 224 p., 19 €.