« Fol en Christ » dont l’assassinat au Sahara, le 1er décembre 1916, évoque celui des moines de Tibhirine, quatre-vingts ans après, Charles de Foucauld reste une énigme. Une personnalité fascinante, déroutante, toujours un peu effrayante pour les chrétiens ordinaires, c’est-à-dire tièdes, que nous sommes trop souvent. N’y aurait-il donc pas moyen d’être disciple du Christ confortablement ? Non, tôt ou tard, il faut embrasser la croix, répondent par leurs vies les témoins de la foi. Dans leurs rangs, pourtant, que de contrastes ! Que de différences entre, par exemple, un fondateur d’ordre monastique, comme saint Benoît ou saint François, ou d’une compagnie d’allure militaire comme saint Ignace de Loyola, ou encore une « ignorante »comme sainte Bernadette Soubirous… Le bienheureux Charles de Foucauld, lui aussi, passait pour un raté. Incompris de sa famille, de l’armée, de l’Église, il n’a pas fait de disciple et n’a rien fondé. Même sa mort violente ne peut avec certitude être qualifiée de « martyre ». Et pourtant, elle semble bien mettre un sceau d’authenticité sur la radicalité de sa vie.
C’est fort de cette conviction que François Sureau mène l’enquête. Non pas tant pour élucider les circonstances exactes du meurtre ou de l’assassinat de Charles de Foucauld, bien qu’il parte d’éléments nouveaux provenant des déclarations recueillies près de trente ans plus tard par un enquêteur militaire auprès d’un complice du crime, mais pour mieux approcher du mystère de la vie hors normes du « Petit frère universel ». Pourquoi un tel dépouillement, une telle solitude, un tel abandon ? D’où vient le feu brûlant qu’irradie le regard de l’ermite du désert sur les photos de la fin de sa vie, alors qu’il écrit à un ami : « Je ne pense plus voyager… « ?
Éloignement de la foi, culte du moi, profond désarroi
Le fil d’Ariane de François Sureau, c’est la radicalité qu’il perçoit à l’œuvre dès l’enfance tragique de cet aristocrate : la mort prématurée de la mère, la folie du père (qui finira interné dans la célèbre clinique parisienne du docteur Blanche), le laissent orphelin à six ans. Lui et sa jeune sœur sont élevés par un grand-père aimant mais dont l’amour ne peut suffire à combler un tel manque. La suite est connue : l’éloignement de la foi, le culte du moi, un profond désarroi : « À 17 ans, confiera-t-il, j’étais tout égoïsme, tout vanité, tout impiété, tout désir du mal, j’étais comme affolé… » Puis l’armée, sans conviction, sauf pour la bamboche et la goinfrerie, où ce riche héritier ne se donne aucune limite, s’attirant le mépris de camarades et de supérieurs. Pourtant ces excès ne sont que des manifestations du feu qui brûle sous la graisse du « gros Foucauld ». Après le choc éprouvé à la découverte de l’Algérie, lors d’une première mission (1880), il démissionne de l’armée à 23 ans afin d’explorer le Maroc. Son exploration d’une contrée interdite aux chrétiens en compagnie du juif Mardochée relève de l’exploit : onze mois (1883-1884) d’une dangereuse pérégrination, 3 000 km parcourus dans l’inconnu. Son livre « Reconnaissance au Maroc » (1888) et la médaille d’or de la Société de géographie pour la qualité de ses travaux confirment qu’il n’a rien d’un médiocre. Sur les photos, il a fondu, l’ascète se dessine. Le chercheur de Dieu prendra la relève à partir de sa conversion et de la fameuse confession avec l’abbé Huvelin en l’église Saint-Augustin (30 octobre 1886).
À vues humaines, une série d’impasses
Une nouvelle vie commence où se croisent et s’entremêlent l’ascension spirituelle et les échecs. À vues humaines, c’est une série d’impasses : ni l’expérience pourtant heureuse de la Trappe (1890-1897), ni celle de la « vie cachée » à Nazareth (1897-1900) – bien qu’elle débouche sur le sacerdoce – ni l’ermitage de Béni Abbès (1901-1904) où il attend vainement d’être rejoint par d’autres « frères », ne portent les fruits escomptés. Finalement, c’est auprès des Touaregs, dans le massif du Hoggar, qu’il trouvera « les plus grandes douceurs et consolations » …bien qu’il confie aussi : « … dix ans que je dis la Sainte Messe dans l’ermitage de Tamanrasset ! et pas un seul converti ! », jusqu’à la mort pressentie, peut-être espérée.
Un diamant au rayonnement ionisant
Autant de pistes qu’arpente François Sureau en y mêlant sa propre expérience de conscrit, de voyageur, d’enquêteur, de lecteur, d’auteur, et d’homme de foi fasciné par cette âme de feu. Mieux sans doute que ne le font les récits linéaires, ces allers et retours dans les nombreuses vies de Charles de Foucauld, comme on tourne et retourne un diamant pour en faire miroiter les facettes, en montrent le rayonnement ionisant. On regrette toutefois que l’auteur se montre au passage peu amène pour des catholiques certes moins incandescents mais qui, de l’abbé Huvelin au cardinal Amette, de René Bazin à Paul Claudel, auront néanmoins apporté leur pierre à l’édifice. Nul doute que le bienheureux Foucauld aurait réprouvé ces comparaisons peu flatteuses, a fortiori ce coup de griffe indirect à saint Josemaría Escrivá de Balaguer, fondateur de l’Opus Dei, rangé parmi « les grosses machines » préférées des cardinaux, avec sa caricature, Marcial Maciel Degollado … Il est permis d’avoir ses chouchous dans l’Église mais la simple justice n’autorise pas à mettre dans le même sac un saint et un imposteur…fût-ce pour taper sur les cardinaux !
Je ne pense plus voyager, François Sureau. Collection Blanche, Éditions Gallimard, 154 pages, 15 euros.