Pour échapper au ciblage publicitaire, une sociologue américaine a veillé à ne laisser aucune trace de sa grossesse sur Internet mais aussi dans ses paiements en carte de crédit. Une expérience contraignante mais pleine d’enseignement sur la protection de la vie privée.
Une femme peut-elle cacher aux publicitaires qu’elle est enceinte? La question peut paraître étrange, mais prend tout son sens quand on apprend que les données personnelles d’une femme enceinte sont revendues à prix d’or aux grandes marques de puériculture. Alors que les données d’une personne lambda valent en moyenne 0,10 dollar, celle d’une femme attendant un enfant grimpent à 1,50 dollar.
L’enjeu est de taille pour les entreprises du secteur: une future mère va énormément dépenser au cours des prochaines années pour son bébé et risque de rester fidèle à une marque de lait maternel, de petits pots, de couches, de lingettes, de vêtements … Les marques souhaitent donc repérer le plus tôt possible la consommatrice en puissance et lui envoyer des offres publicitaires ciblées auxquelles elle ne devrait pas résister.
Devenir invisible rend suspect
La sociologue Janet Vertesi, professeur à l’université de Princeton, a refusé de figurer dans les bases de données de ces sociétés et s’est lancé un défi repéré par Mashable: les empêcher de découvrir qu’elle était enceinte. Son expérience, relatée lors de la conférence Theorizing the Web, démontre à quel point vouloir échapper aux filets des services marketing est éprouvant. La sociologue s’est d’abord attaquée aux traces qu’elle laisse sur Internet. Les réseaux sociaux sont une mine d’or pour les publicitaires, car les internautes s’y répandent sur les moindres détails de leur vie. Janet Vertesi s’est donc empêché de parler de sa grossesse sur Facebook et s’est assurée qu’aucun de ses amis ne gaffe en leur demandant par téléphone de ne jamais faire mention de l’enfant à naître sur le réseau social. Certains proches lui ont pourtant laissé des messages de félicitations, qu’elle a dû effacer après avoir retiré la personne fautive de sa liste d’amis.
La sociologue est également passée par le logiciel d’anonymisation Tor, généralement utilisé par les dissidents politiques, pour ne pas laisser de traces lorsqu’elle visitait des sites dédiés à la maternité. Elle a également soigneusement évité d’utiliser sa carte de crédit et ses cartes de fidélité pour régler des achats liés à l’enfant à venir: ces données sont en effet elles aussi revendues aux publicitaires. «Nous avons fait tous nos paiements en liquide», explique-t-elle. Et pour faire des emplettes sur Internet, la jeune femme a acheté en liquide des cartes cadeaux Amazon. Son compte était quant à lui lié à une adresse email sécurisée, et les achats envoyés à un centre de retrait, et non à son domicile.
Janet Vertesi a noté au cours de son expérience un phénomène inquiétant: plus elle essayait de se cacher, plus elle devenait suspecte. Alors qu’elle et son mari souhaitaient acheter une poussette à 500 dollars grâce à des cartes cadeaux Amazon, la chaîne de pharmacie américaine Rite Aid leur a signifié que cette importante et inhabituelle transaction en bons d’achat les avait obligé à prévenir les autorités. «Tout ce que j’ai fait pour cacher que j’attendais un enfant me désignait en fait comme une personne impliquée dans des activités criminelles. Plus vous résistez au traçage, plus vous êtes considéré comme un ‘mauvais citoyen’», s’alarme-t-elle. «Il faut que nos échanges et transactions au quotidien restent de simples transactions, et non un moyen de surveillance».