Rien que du cinéma ?
La longue marche en Italie et l’arrestation à minuit, à Menton, de l’ancien trader de la Société Générale, émeut les uns et agace les autres, parfois les mêmes ! Reste l’affaire Kerviel, bien embarrassante pour le système bancaire.
Jérôme Kerviel a donc été interpellé par deux policiers en civil dimanche à minuit une, à Menton, juste après avoir franchi la frontière. « Jérôme Kerviel n’a opposé aucune résistance, comme il l’avait annoncé dimanche soir peu avant de retrouver la France », rapporte l’AFP relayée par Orange. « Aujourd’hui je n’ai pas perdu, j’ai passé une magnifique journée auprès des miens, aujourd’hui je suis heureux, je suis libre, je me rends à la police et à la justice », a-t-il déclaré. Certains membres de son comité de soutien étaient en pleurs. Le Père Patrice Gourrier, compagnon de route de Kerviel, a jugé ce clap de fin « très violent » avant d’annoncer « un sit-in silencieux devant le commissariat de Menton ».
Tout le week-end, Jérôme Kerviel avait fait monter la pression à Vintimille, délivrant son message (« J’étais un connard à l’époque » L’Express) et en appelant au président de la République pour qu’il accorde « l’immunité aux témoins » à son procès, ce qui laisse rêveurs ceux qui connaissent le droit. Deux mois après sa condamnation définitive pour des opérations ayant fait perdre 4,9 milliards d’euros à la Société Générale, la banque qui l’employait, l’ancien courtier de 37 ans doit purger trois ans de prison (en octobre 2010, Jérôme Kerviel, jugé seul responsable de la perte subie par sa banque, avait été condamné à cinq ans de prison dont trois ferme -et a déjà passé 41 jours en détention provisoire en 2008).
Il se dit donc prêt à subir cette peine, au terme de deux mois et demi d’une marche en Italie accomplie après avoir rencontré le pape François à Rome. Son dernier jour de liberté, à Vintimille, il avait participé à une messe célébrée par l’évêque de Gap et d’Embrun, Mgr Jean-Michel di Falco, président de son comité de soutien, avant de reprendre la route pour Menton.
« Certains s’étonnent de voir des prêtres au côté de Jérôme, a déclaré Mgr Di Falco pendant son homélie. J’ai répondu à ceux qui s’étonnent qu’ils n’ont sans doute pas connaissance des évangiles … Jésus a dit : “J’étais en prison et vous n’êtes pas venu”. Il aurait pu dire “j’ai été condamné et vous n’êtes pas venu me voir”… ».
Ardent soutien de Jérôme Kerviel, le Père Gourrier, prêtre du diocèse de Poitiers, arborait sur son sac à dos une citation du pape François : « Non à la dictature de l’économie sans visage », et une photo de la rencontre de Jérôme Kerviel avec le Saint-Père (cette rencontre, lors de l’audience générale du 19 février, avait décidé l’ex-trader à entamer sa longue marche, le 5 mars). Le Père Gourrier s’est engagé à terminer jusqu’à Paris la marche de son protégé si celui-ci était incarcéré avant d’arriver dans la capitale.
De son côté la Société Générale dénonce un « tapage médiatique » où se mêlent « mensonges, amalgames et approximations », tandis que Michel Sapin, ministre de l’Economie et des Finances, sans nier « des responsabilités de la banque dans le processus », a martelé au Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI : « M. Kerviel est un délinquant et un délinquant condamné par la justice française pénalement (…) C’est un escroc » qui « doit bien entendu purger sa peine ».
La responsabilité de la banque est évidemment engagée dans cette perte colossale, comme l’a montré en mars dernier l’arrêt de la Cour de cassation qui, tout en maintenant la condamnation de Kerviel à la prison ferme, a cassé sa condamnation à rembourser cette somme astronomique.
Jérôme Kerviel réclame une expertise indépendante des pertes enregistrées par son ancienne banque. Un nouveau procès au civil doit se tenir devant la cour d’appel de Versailles.
Sur le fond de l’affaire, que penser ? Kerviel est-il David contre Goliath, mais un David devenu un «Goliath médiatique » comme le souligne Le Monde ? « Comment les trois cents pages de motivation austères, complexes, rendues par le tribunal puis par la cour d’appel pourraient-elles rivaliser avec cette superproduction hollywoodienne livrée clé en main aux chaînes d’information dans laquelle un ex-méchant trader, parvenu à échapper aux griffes d’une superpuissance banquière, vient chercher sa rédemption à Rome avant de se livrer, tel saint Sébastien, aux flèches d’un pouvoir politique et judiciaire totalement soumis aux exigences occultes de l’argent ? » C’est bien le même qui grugeait avec une habileté diabolique la Société Générale qui « promène » maintenant les médias et s’attire la bénédiction des cathos après avoir séduit la gauche, estime le confrère.
Mais sur Boulevard Voltaire, un ancien trader est nettement plus nuancé :
« … il y a une chose qu’il faut bien comprendre, sans quoi on passe totalement à côté de la vérité sur cette affaire : s’il arrive [souvent] que les banques grugent leurs clients ou le fisc, il leur est en revanche impossible de gruger le marché. Or, (…) Kerviel a joué contre le marché, comme à la roulette russe, en risquant le capital de la Société Générale. Celle-ci a fermé les yeux pendant un temps -c’est mon intime conviction- et le coup est parti. Certes, Kerviel a commis des fautes graves, il a dissimulé des données et falsifié des comptes, mais ces fautes ne changent pas de nature selon les conséquences qu’elles entraînent (gains ou pertes, petites ou grandes), qui restent en tout état de cause aléatoires.
Dès lors, Jérôme Kerviel aurait dû être jugé indépendamment des pertes constatées, aussi gigantesques soient-elles. Or, la sévérité de la peine prouve qu’il ne l’a pas été. Il faut garder à l’esprit que s’il avait été gagnant, c’est la Société Générale qui empochait la mise, et lui perdait son emploi de toute façon avec, qui sait, une prime de départ pour solde de tout compte. Ça s’est déjà produit, mais les banques se gardent bien d’en faire toute une publicité.
Affronter une banque devant un tribunal, c’est le pot de terre contre le pot de fer. Jérôme Kerviel en a fait la cruelle expérience. Les juges l’ont condamné très sévèrement par deux fois, tandis que la Société Générale, malgré des preuves manifestes – au minimum – de négligence, a été blanchie. Une décision plus que contestable puisqu’elle a eu pour conséquence de lui octroyer le bénéfice d’une déduction fiscale de 1,6 milliard d’euros, que le contribuable a donc indirectement payée à sa place. Il a fallu attendre l’arrêt de la Cour de cassation en mars dernier pour que la justice, enfin, ose remettre en cause la responsabilité de la « vénérable » maison du boulevard Haussmann, car c’est bien tout le sens de l’annulation de l’obligation de remboursement. »
S’il y a bien du cinéma dans l’affaire Kerviel, il faut donc se garder de désigner trop vite qui est « le bon, la brute et le truand »…