Un corbeau, alléché par l’odeur du gâteau que tenait un renard perché dans un arbre, lui tint à peu près ce discours.
« Bonjour, Maître renard, comment allez-vous ce matin ? dit le corbeau en déployant les ailes.
– Je vais bien, je vous remercie de prendre de mes nouvelles, dit le renard au poil soyeux.
– Accepteriez-vous de me donner une part de ce gâteau qui m’a l’air succulent ? demanda le volatile en contemplant le renard perché.
– Certainement pas, mon bon monsieur, répondit le renard d’un air supérieur.
– Je vous signale tout de même que j’ai faim, nous sommes en hiver et je n’ai rien mangé depuis de nombreux mois, répondit l’oiseau au plumage noir.
– Ce n’est pas mon problème, monsieur. En ce qui me concerne, j’ai à manger et à boire. Vous n’aviez qu’à m’imiter, vous n’auriez pas rencontré ce genre de problème à l’heure qu’il est, répondit le renard en fixant le corbeau d’un air malicieux.
– Cher renard, si je vous avais imité, je serai certainement dans cet arbre, sur une branche située plus en hauteur que celle sur laquelle vous vous tenez actuellement, répondit l’oiseau sur un ton solennel.
– Hé bien, pourquoi ne l’avez-vous pas fait, alors ? répondit le renard d’un air curieux.
– Je ne l’ai pas fait pour une simple raison. J’aurai dû accepter de troquer mon honnêteté contre une bonne dose de malice et d’égoïsme et ceci m’aurait fendu le cœur, répondit sagement le corbeau.
– Vous insinuez ainsi que je serai un être perverti ? demanda le renard en élevant un peu la voix.
– Je ne l’insinue pas, mon ami, je l’affirme, répondit l’oiseau en sautillant sur le sol.
– Pour quelle raison, serai-je devenu cet être pervers que vous décrivez tant bien que mal ? demanda le renard en léchant le gâteau.
– Vous êtes devenu un être pervers après m’avoir, dans un lointain passé, volé mon fromage. Vous en souvenez-vous seulement ? demanda l’oiseau d’un air interrogateur.
– Bien sûr, que je m’en rappelle, s’esclaffa le renard, j’ai été bien plus malin que vous.
– Oui, je dois le reconnaître puisque vous avez transformé mon fromage en gâteau, en vous appropriant, de ci et de là, beaucoup d’autres aliments. J’en conclus que vous avez trompé un grand nombre d’animaux pour être en mesure de confectionner votre énorme pâtisserie, répondit le corbeau sur un ton accusateur.
– Quelle est la loi qui m’en empêche ? demanda le renard sur son arbre perché.
– La loi est la même pour tout le monde, mon ami, c’est ce que vous avez sans cesse répété jusqu’à présent. Mais dès que vous avez accompli votre larcin, c’est à dire, transformé mon fromage en gâteau, vous vous êtes empressé de grimper dans cet arbre, rétorqua l’oiseau sur un ton autoritaire.
– Et alors ? répondit du tac au tac l’animal au poil roux.
– Vous savez pertinemment que cet arbre n’est pas soumis à la loi du système. En étant perché là-haut, vous êtes couvert par une sorte d’immunité qui n’a de légale que votre inaccessibilité, répondit le corbeau.
– Cela signifie, par conséquent, que je suis plus intelligent que vous, répondit le renard d’un air triomphal.
– Je ne suis pas d’accord avec vous. Votre égocentrisme vous fait croire que vous êtes supérieur aux autres animaux, mais moi, je vois en vous un être cupide et borné, répondit le corbeau en souriant.
– Si j’étais cupide, je ne vous aurai jamais donné de mon gâteau ! rétorqua le renard sur le ton de la colère.
– Jusqu’à présent, vous ne m’avez donné que des miettes. La preuve en est la suivante. Votre gâteau est entier et vous voulez me faire croire que vous le partagez avec nous ? répondit le corbeau sur un ton professoral.
– Bon, j’avoue. Je veux bien vous en donner un petit morceau mais promettez-moi de ne le dire à personne pour que je ne sois pas obligé d’en donner à tout le monde, chuchota le renard.
– Je ne fonctionne pas à la corruption, mon ami. Si vous ne souhaitez pas partager votre gâteau, vous devrez à un moment ou à un autre en assumer les conséquences qui pourraient être graves pour vous, rétorqua sèchement le corbeau.
– Si vous le prenez ainsi, je monterai plus haut dans l’arbre afin qu’aucun animal ne puisse jamais m’attraper. Ainsi, vous n’aurez jamais de mon gâteau, s’écria le renard.
– Ce n’est pas grave, cher ami. Vous pensez qu’en vous mettant plus en sécurité en utilisant la ruse et l’égoïsme comme moteur, vous vous en sortirez ? demanda sèchement le corbeau.
– Bien sûr que oui ! s’esclaffa le renard.
– Je demande à voir. N’oubliez pas que votre gâteau a une date de péremption et que cet arbre peut être scié. Mes amis les pic-verts sont nombreux et peuvent faire des dégâts sur un arbre. Si ensuite je rameutais les aigles, lorsque vous serez à terre, ceux-ci vous emporteront dans les cieux et vous feront tomber d’une hauteur de mille lieux afin de vous briser les reins, répondit le corbeau.
– Vous me faites des menaces ? C’est bien cela ? répondit le renard d’une voix mal assurée.
– Mes paroles restent pour l’instant au stade de menaces, mais un jour, qui sait, peut-être que mes amis et moi seront suffisamment affamés et fatigués de vous voir perché dans votre arbre pour vous faire chuter et manger, sous votre nez, votre gâteau entier, rétorqua fermement le corbeau.
– Ah, si c’est cela, j’accepte de vous donner mon gâteau, mais par pitié, ne me faites pas de difficultés. Je reconnais que je me suis protégé de vos lois en montant dans cet arbre et que j’ai gardé le gâteau pour moi tout seul. Votre intelligence a percé mon secret bien caché depuis le 18e siècle, date à laquelle je vous ai volé votre fromage, répondit le renard.
– Je vois que la mémoire et la raison vous reviennent subitement. N’oubliez pas que vous n’avez pas seulement volé un fromage, vous avez également volé de nombreux ingrédients à mes amis les animaux. Nous sommes nombreux et vous êtes seul. Il suffit que je m’envole et que je le dise à mes amis pour que vous soyez démasqué, répondit le corbeau en levant une aile d’un air menaçant.
– Oui, je reconnais que je vous ai trompé. Mais admettez tout de même que vous m’avez volé la vedette pendant presque dix-sept siècles. Je suis donc un jeune imposteur comparé à vous, répondit d’un air malicieux le renard.
– Nous ne sommes pas de la même trempe, mon ami. Mes qualités principales sont mon honnêteté, ma loyauté, ma moralité ainsi que ma royauté, répondit le corbeau.
– Vous ne manquez pas de culot. Un corbeau est tout sauf un roi ! s’écria le renard en faisant tomber le gâteau.
– Je vous remercie pour le gâteau que vous venez de faire tomber. Je vous ai eu par la persuasion. Pour votre gouverne, sachez que vous vous êtes fait doublement berné. Je ne suis pas un corbeau, dit l’oiseau en enlevant son déguisement.
– En vérité, vous êtes une colombe ! Vous êtes donc réellement digne d’être roi ! Je me suis fait avoir, quel misérable suis-je ! s’écria le renard en se frappant la tête avec les pattes.
– Oui, effectivement, je suis bien une colombe. Vous avez cru que j’étais un corbeau, mais même au 18e siècle je n’en étais pas un ! s’esclaffa le noble oiseau.
– Ah, le misérable ! maugréa le renard.
– Vous ne m’avez pas reconnu, mais moi, pour ma part, je sais qui vous êtes réellement. Sous votre costume de renard se cache un cochon. Je peux vous le garantir grâce au constat que j’en ai fait. Vous êtes pervers, égocentrique, avide de gâteau et comploteur. Je reconnais bien là la marque de cet affreux animal » rétorqua la colombe blanche en s’envolant.
Le cochon s’extirpa de son déguisement de renard. Sa queue en tire-bouchon sortie, l’animal grogna et leva furieusement la patte en direction de la colombe. Quelques heures plus tard, les pics-verts s’attaquèrent à l’arbre pour le faire tomber. Le cochon grimpa jusqu’au sommet de l’arbre qui penchait de plus en plus sous l’assaut furieux des oiseaux aux longs becs acérés. Le lendemain matin, l’arbre tomba et le cochon mourut écrasé.
La moralité est la suivante, on peut se cacher sous les meilleurs déguisements, si nous sommes illégitimes à cause de notre comportement, nous devrons forcément le payer à un moment ou à un autre et rendre jusqu’au dernier centime ce que l’on a volé pendant des siècles.
Texte initialement rédigé le 21 décembre 2013
Étienne de Calade