« Le scandale de l’univers n’est pas la souffrance, c’est la liberté. Dieu a fait libre sa création, voilà le scandale des scandales, car tous les autres scandales procèdent de lui. La damnation ne serait-elle pas de se découvrir trop tard, beaucoup trop tard, après la mort, une âme absolument inutilisée, encore soigneusement pliée en quatre, et gâtée comme certaines soies précieuses, faute d’usage ? Quiconque se sert de son âme, si maladroitement qu’on le suppose, participe aussitôt à la Vie universelle, s’accorde à son rythme immense, entre de plain-pied, du même coup, dans cette communion des saints qui est celle de tous les hommes de bonne volonté auxquels fut promise la Paix, cette sainte Église invisible dont nous savons qu’elle compte des païens, des hérétiques, des schismatiques ou des incroyants, dont Dieu seul sait les noms. […] L’Église est une maison de famille, une maison paternelle, et il y a toujours du désordre dans ces maisons-là, les chaises ont parfois un pied de moins, les tables sont tachées d’encre, et les pots de confiture se vident tout seuls dans les armoires, je connais ça, j’ai l’expérience. La maison de Dieu est une maison d’hommes et non de surhommes. Les chrétiens ne sont pas des surhommes. Les saints pas davantage ou moins encore, puisqu’ils sont les plus humains des humains. Les saints ne sont pas sublimes, ils n’ont pas besoin du sublime, c’est le sublime qui aurait plutôt besoin d’eux. Les saints ne sont pas des héros, à la manière des héros de Plutarque. Un héros nous donne l’illusion de dépasser l’humanité, le saint ne la dépasse pas, il l’assume, il s’efforce de la réaliser le mieux possible… »
« La communion des saints… lequel d’entre nous est sûr de lui appartenir ? Et s’il a ce bonheur, quel rôle y joue-t-il ? Quels sont les riches et les pauvres de cette étonnante communauté ? Ceux qui donnent et ceux qui reçoivent ? Que de surprises ! […] Oh ! rien ne paraît mieux réglé, plus strictement ordonné, hiérarchisé, équilibré que la vie extérieure de l’Église. Mais sa vie intérieure déborde des prodiges de libertés, on voudrait presque dire extravagants, de l’Esprit – l’Esprit qui souffle où il veut. »
(Georges Bernanos, “Les Prédestinés”, Paris, Seuil, 1983, p. 99) (Georges Bernanos, “Nos amis les saints”)
Communion des saints et des pécheurs
Avec Jésus, Unique sauveur de l’humanité, offrons-nous pour tous nos compatriotes, pour ceux qui ignorent la miséricorde divine et pour ceux qui la refusent.
« Le mystère du Christ, là où la plus grande solitude devient la source de la plus profonde communauté. Le sang qui coule du mont des Oliviers passe au pressoir et il écume ensuite dans la coupe de l’Eglise. Pour Bernanos, l’existence n’a de signification que rapportée à ce mystère, et c’est là pour lui une exigence si radicale qu’il ne saurait rien penser de ce que nous nommons esprit, personne, être du Soi, qu’enraciné dans l’humus de cette communauté. Une personne pleinement isolée serait une contradiction interne (en définitive, c’est l’image de la Trinité dans l’homme qui exclut ce total isolement).
Mais la communauté n’est jamais neutre : elle ne se réduit pas au simple fait que les hommes sont tous des fils du même Adam ; pour Bernanos elle est plutôt l’osmose de leurs destins réels, qui sont toujours des destins de grâce ou des destins sans Dieu, en sorte qu’il existe d’entrée de jeu deux communautés, celle des saints et celle des pécheurs, mais, tout aussi originairement, une communauté des saints avec les pécheurs et, par conséquent, une communauté des pécheurs avec les saints. La participation des saints au destin des pécheurs a part elle-même à la participation du Christ à la perdition de tous les hommes ; et c’est parce que le Christ a ouvert une brèche dans cette perdition que la communauté tout entière des saints et des pécheurs, tirant son nom de l’événement qui lui sert de base, mérite d’être appelée communion des saints, communio sanctorum. (…) Et l’incroyant des Grands cimetières rappelle à ses auditeurs ce mystère fondamental du christianisme : « On dirait que ce grand dogme de la Communion des Saints, dont la majesté nous étonne, ne vous apporte qu’une prérogative de plus, parmi tant d’autres. Celui de la réversibilité des mérites n’en est-il pas le complément ? Nous ne répondons, nous, que de nos actes et de leurs conséquences matérielles. La solidarité qui vous lie aux autres hommes est d’une espèce bien supérieure. Il me semble que ce don de la foi qui vous est départi, loin de vous émanciper, vous lie à eux par des liens plus étroits que ceux du sang et de la race. Vous êtes le sel de la terre. Lorsque le monde s’affadit, à qui voulez-vous que je m’en prenne ? Il est vain de vous prévaloir des mérites de vos saints puisque vous n’êtes d’abord que les intendants de ces biens. Nous entendons souvent les meilleurs d’entre vous proclamer avec fierté qu’ils ne doivent rien à personne. De telles paroles n’ont absolument aucun sens dans votre bouche, car vous devez littéralement à tout le monde, à chacun de nous, à moi-même. » (Les grands cimetière sous la lune, Plon, 1938, p. 257)
Tout le malheur du monde moderne vient de ce qu’il a oublié cette vérité : « Je dis que la solidarité de la chrétienté universelle en face de scandales majeurs, intolérables, n’a pas été maintenue, les chrétiens ont agi pour leur compte. Au sauve qui peut ! des armées vaincues correspond le fais ton propre salut tout seul des chrétiens dispersés par la foudroyante offensive des puissances du mal. Chacun pour soi ! L’humanité rachetée, rendue participante à la divinité comme nous l’enseigne la liturgie de la messe, est pendue à la croix par des clous, mais qu’importe aux pharisiens puisqu’ils ont payé la dîme et respecté le Sabbat ? » (Le Chemin de Croix-des-Ames, Gallimard, 1948, p. 98-99). »
Hans Urs von Balthasar, Le Chrétien Bernanos, Paris, Seuil, 1956, p.457 et 459