Sous le voile et les jupons de Madame Gervaise, femme d’expérience et de grande piété, Charles Péguy, père, à l’époque de trois enfants, prête sa voix et son expérience de la paternité à Dieu le Père. Charles-Gervaise médite, fait oraison, ressasse sa méditation dans ces vers libres toujours semblables et toujours différents, comme les vagues de la mer, qui sont le secret de son style. Mais son discours n’est pas un soliloque. Il est destiné à l’instruction d’une certaine Jeannette dont le suffixe diminutif révèle qu’elle n’est qu’une enfant. Jeannette n’est pas encore Jeanne. Elle n’a pas encore reçu la visite de l’archange saint Michel et ignore quel sera son destin, de même que Charles ignore qu’il n’a plus que deux ans à vivre avant de recevoir une balle en plein front le 5 septembre 1914.
De Jacob en passant par sainte Thérèse de Lisieux
L’ouverture du poème est un hymne à l’Espérance, la vertu des commencements, celle des trois vertus théologales qui a sa préférence. La compassion pour l’homme souffrant ou tourmenté de scrupules, qui a besoin de la nuit pour se détendre, la confiance en Dieu, la prière nécessaire pour toucher son cœur, l’opposition entre le saint qui a l’horreur du péché et le pécheur pardonnable incarnés par les figures de saint Louis et de Joinville, les jeux de la grâce et de la précieuse liberté qu’Il a donnée à l’Homme, car enfin Il veut être aimé par des hommes libres et non par « ces esclaves d’Orient couchés par terre », la nécessité d’être un chevalier viril, la vocation des Français à être toujours prêts à partir pour une juste guerre qu’il ne craint pas d’appeler « croisade », voilà ce que Dieu, par la bouche de Charles-Gervaise, prêche à Jeannette. Celle-ci ne parle pas beaucoup mais se révèle une enfant très précoce, qui sait par cœur de grands morceaux d’Évangile et dans le plus grand détail, (encore une affaire de paternité) l’histoire du vieux Jacob et de ses enfants, celle de Joseph vendu par ses frères qu’elle dialogue avec Gervaise. C’est aussi une enfant très inspirée, qui met spontanément l’histoire de Joseph en parallèle avec celle de Jésus, la première étant la « figure » de la seconde. Eh ! oui, le Nouveau Testament est préfiguré par l’Ancien Testament, tout en en étant l’inverse. L’ Ancien était tourné vers une royauté terrestre, le Nouveau vers un royaume qui n’est pas de ce monde. Celui-ci vers la richesse, celui-là vers la pauvreté. Celui-ci vers le pouvoir, celui-là vers le service. Et voilà qui nous amène, dans les toutes dernières pages du livre, au thème qui justifie le titre, le grand paradoxe de l’Évangile, qui est aussi un mystère : « Si vous n’êtes semblables à ces petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu », ces petits enfants qui ne possèdent rien et sont toute confiance à l’égard de leurs parents et n’ont pas encore commis un seul péché. Péguy est né la même année que Thérèse de Lisieux et tous deux, chacun à sa manière, célèbrent « l’esprit d’enfance ». Ces petits garçons qui ont été « enlevés de la terre » par la volonté d’Hérode, mourant, sans le savoir, pour Jésus-Christ, font partie des 144 000 de l’Apocalypse qui chantent un cantique « nouveau ». Péguy insiste sur l’adjectif, sur cette « nouveauté » dont est porteuse « la petite fille Espérance » qui ouvrait le livre et qui le clôt. Toute la fin est un acte de foi et d’espérance dans la Vie Éternelle et un hymne à la gratuité de la grâce de Dieu, à la simplicité de la vie spirituelle.
La spiritualité au cœur de ses préoccupations
On est en 1912. Péguy met de côté, pour un moment, ses préoccupations politiques et nous donne un texte uniquement religieux et spirituel, qui a peut-être quelque chose de prophétique si on pense à tous ces jeunes hommes, depuis peu d’années sortis de l’enfance, peut-être pas tous « saints » mais certainement « innocents », qui ont été « enlevés de la terre » pendant la « Grande Guerre ».
Portrait d’un Français de l’époque
Ce texte, vieux aujourd’hui de 104 ans, est extrêmement daté et on frémit à la pensée de l’accueil que lui réserverait aujourd’hui, s’il n’était pas entré dans la catégorie « classique », la critique bien pensante. La figure de saint Louis, sur laquelle il insiste, n’est pas particulièrement républicaine. Quelques aperçus sur le monde islamique sont plutôt méprisants. Quoique les deux interlocutrices soient des femmes et que la Vierge Marie ne soit pas absente du texte, l’univers mental dans lequel il se meut est strictement masculin. L’image de la famille qui s’en dégage est nettement patriarcale. L’abondance des citations latines laisse penser que l’auteur ne serait pas enthousiaste de la liturgie moderne. Le Français dont il trace un stéréotype ne ressemble que de très loin à celui d’aujourd’hui et sa manière de le présenter comme le plus beau fleuron de l’espèce humaine a quelque chose de stupéfiant pour nous qui sommes passés par deux guerres mondiales, nous les Européens de peau blanche à qui une « repentance » perpétuelle est imposée.
Pourquoi donc le rééditer ? Parce qu’il parle, avec des formules percutantes, inattendues, poétiques, humoristiques, de problèmes fondamentaux, parce qu’il est beau, et que justement, grâce à cela, l’homme de 1912, du fond de son éternité, invite l’homme de 2016 à la comparaison et à l’examen de conscience.
Le mystère des saints innocents de Charles Péguy, introduction de Claire Daudin. Éditions Salvator, 221 pages, 17,90 euros.