Eleveur de perles fines, architecte naval, trafiquant d’armes ou de hachich, minotier, peintre aquarelliste, conférencier. Surtout : immense écrivain. Henry de Monfreid – Henri pour l’état-civil – sut dupliquer avec talent une vie qui, pour le commun des mortels, n’existe qu’en un seul exemplaire. Cette liberté poussée loin, il dut en payer le prix de son vivant, et son œuvre continue de le faire aujourd’hui. Car la gauche cultureuse exerce avec zèle son magistère moral et règne sans partage sur la critique officielle. L’oubliable Jean-François Deniau jugera ainsi que Monfreid avait « un mauvais profil ». Ne rougissant pas de ce langage de flic, il poursuivait : « marginal », « tricheur » – ce qui est assez stupide à l’encontre d’un romancier. Récemment encore, Jean-Louis Ezine, du Nouvel Observateur, a pu, sans rougir, réduire Henry de Monfreid à « un grossiste patenté en esclaves ». La république de Djibouti, une fois son indépendance acquise, s’efforça, elle aussi, d’effacer sinon de salir la trace de Monfreid, qui pouvait pourtant prétendre être fils adoptif de cette terre qu’il aima tant. Il faut, bien entendu, passer outre, dire « merde » aux censeurs falots. Pour quiconque affectionne les récits d’aventure, Henry de Monfreid est incontournable. L’étrange et copieux objet littéraire que vient de faire paraître son petit-fils Guillaume ne pouvait que susciter notre curiosité. Biographie croisée, riche à plus d’un titre, signée par l’un des meilleurs connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Monfreid.
Contre le « luxe bête qui envahit tout »
Quels furent les moteurs de Monfreid durant sa vie baroudeuse ? L’argent ? L’aventure ? Le jeu ? Peut-être tout cela à la fois. Mais Guillaume de Monfreid est formel : sa première exigence était celle de la liberté, une liberté intégrale qui est probablement plus celle de l’anarque que celle de l’anarchiste. Car Henry de Monfreid était étranger aux luttes politiques et aux bavardages idéologiques, absents de son œuvre. S’il quitte la France en 1911 pour les terres rugueuses de l’Abissynie – à l’opposé de l’exil paradisiaque – c’est parce qu’il est absolument hostile à toute attache qu’il ne se serait pas choisie lui-même. Dans son ouvrage, Guillaume de Monfreid ne conteste nullement que son grand-père fut un incorrigible contrebandier, trafiquant en tous genres, homme d’affaires aussi dur que rusé, mais il insiste sur le fait qu’il n’était pas un homme d’argent. Faut-il, pour convaincre les imbéciles, rappeler les conditions de vie de Monfreid à Djibouti ? Soleil de plomb, nourriture élémentaire, insécurité permanente, absence de vie sociale, logement sans raffinement… Celles-ci auraient paru insupportables au bourgeois parisien. Monfreid ne s’en plaignait d’ailleurs pas, lui qui conspuait, lors de ses séjours européens, « le luxe bête qui envahit tout ». L’aventurier détestait la superficialité (ses contempteurs, qui tentent aujourd’hui de nous persuader du contraire, devraient le relire avec un peu d’attention) et n’avait que peu de sympathie pour les amuseurs. Lors de la « mission Kessel » qu’il guide et accueille, il écrit en avoir « assez de ces gens artificiels qui vivent la nuit, ne boivent que des champagnes et des alcools », avant de soupirer après leur départ : « Ô solitude, combien me sembles-tu voluptueuse ! (…) Je suis rendu à mes plantes, à mes arbres, à mes abeilles, vaches, moutons, termites, vent, pluie, terre et rochers. »
Kessel, Armgart et les autres…
On peine à trouver des motifs sérieux à l’oubli dans lequel demeure l’œuvre de Monfreid. Car ses récits, qui ont été extrêmement populaires, sont accessibles à tous, petits et grands lecteurs. Monfreid semble écrire sans la moindre difficulté. Ses récits coulent avec une grande facilité. Son style littéraire semble être, ni plus ni moins, que celui qu’il a donné à sa vie : libre, enlevé, parfois provocateur, toujours irrigué par la poésie du monde. Au cours d’une carrière littéraire débutée tardivement, Henry de Monfreid alterna les récits d’aventures vécues : Les Secrets de la mer Rouge, La Croisière du hachich, La Poursuite du Kaïpan, La Cargaison enchantée ; et les récits imaginaires : Le Récif maudit, Le Roi des abeilles et tant d’autres. Aussi rusé dans l’écriture que dans ses trafics, il n’hésita pas à composer, ici et là, des collages faciles, reprenant pour un éditeur des chapitres déjà publiés en divers volumes par ailleurs. Sa première femme, Armgart, fut un soutien attendu de l’écrivain et corrigea plusieurs de ses volumes, ce qui donnait lieu à d’explosives disputes. Mais c’est à Joseph Kessel que l’on doit l’entrée en littérature du « marchand » Monfreid. Après un reportage sur place où ce dernier lui avait servi de « fixeur », il découvrit ses premiers textes et s’efforça, revenu à Paris, de lui trouver un éditeur. Grasset sera le premier à faire confiance à l’aventurier de la mer Rouge.
Un « écrivain du regard »
Au début des années 1930, Monfreid cesse peu à peu sa vie bourlingueuse pour la coucher sur le papier. Est-ce parce qu’il vieillit ? Probablement. Mais, au-delà des encouragements de Kessel, les remontrances amicales et franches du père Teilhard de Chardin, qui était devenu un véritable confident, pesèrent fortement dans ce choix. Rendons-leur grâce d’avoir permis la naissance de cet écrivain qui, s’il ne fut le père d’aucune révolution stylistique, parvint mieux que quiconque à rendre l’atmosphère des terres qui étaient les siennes. Jean-Christophe Rufin dit de Monfreid qu’il est « un écrivain du regard », avant d’affirmer : « Il est possible d’ailleurs qu’il n’ait vécu que pour voir. » Jugement que corrobore d’ailleurs le Monfreid peintre, aquarelliste de talent qui put vivre de son art lors de ses revers financiers. Fixant hommes et paysages avec la précision du peintre, avec le souci des couleurs et de la lumière qui donne tout son caractère à une atmosphère, il enchanta des centaines de milliers d’enfants. De tous âges, d’ailleurs ! Et avec quelle efficacité ! Tous les lecteurs de Monfreid ne se satisfirent pas de prendre un bain d’aventures depuis leur lit de pensionnat ou leur salon. Guillaume cite ces dizaines d’enthousiastes qui ont « décidé de tirer un trait sur leur vie de terrien » et sont partis découvrir le vaste monde grâce à l’élan donné par le vieux briscard. Henry de Monfreid n’était pas pour eux un simple écrivain, il était un professeur d’énergie.
Ombre et lumière d’un conteur
Guillaume de Monfreid lève le voile sur ce que fut l’intimité de son grand-père, et les zones d’ombre ne font que redonner plus d’éclat à ce qui appartient à la lumière. Que Monfreid défendit toute sa vie une indépendance égoïste, il le reconnut lui-même : « Trop de concessions aux autres. (…) Vivons pour nous, en tirant du présent ce qu’il a de meilleur, notre temps est court. » Accents qui rappellent les Carnets de Montherlant, quelques décennies plus tard. Une profonde césure modifia définitivement son caractère : son emprisonnement par les Anglais en 1942. Cette période de grand isolement et de détresse physique et morale va considérablement modifier le regard qu’Henry porte sur la vie. Epuisé, décharné, Monfreid n’est plus le même lorsqu’il retrouve la liberté, « ce drame avait fusillé son ego, désagrégé son égoïsme, écrasé son orgueil, démoli ses certitudes, ébranlé sa supériorité, effacé (un peu) sa dureté », résume Guillaume de Monfreid. Cette époque coïncide avec la véritable passion qui naîtra avec une jeune femme de trente ans sa cadette : Madeleine Villaroge, avec laquelle il entretient des relations depuis 1936 et qui sera la femme de sa vie. Rentré en France en 1947, Henry vivra jusqu’en 1974 la vie d’un intarissable conteur. Loin des terres d’aventure, il continuera de vivre là où il le souhaitait : « en dehors du troupeau ».
- Henry de Monfreid, impossible grand-père, par Guillaume de Monfreid, éditions Glénat, 528 pages, 22 euros.
Photo Keystone-Hulton Archive-Getty Images
Henry de Monfreid chez lui, à Paris, en 1958. Il vivra les dernières années de sa vie en Berry, tout près de l’Etang de la Mer rouge… clin d’œil du destin ?