Entretien avec Michel Maffesoli. Pour l’universitaire et sociologue des « tribus », les hauts fonctionnaires défendent un modèle intellectuel obsolète qui les a isolés d’une population qu’ils ne comprennent pas.
➜ Les hauts fonctionnaires forment-ils ce que vous appelez une « tribu » ?
Les fonctionnaires appartiennent à la dimension de l’entre-soi. Ou encore à ce que les ethnologues évoquent quand ils parlent d’endogamie. C’est une caste restreinte et autoalimentée. Après avoir été formés dans les mêmes écoles, ses membres parlent ensemble, couchent ensemble et engendrent de futurs hauts fonctionnaires dont le régime, qu’il soit de gauche ou de droite, appréciera le dévouement. Pour faire court, il s’agit d’une tribu dont le sang s’appauvrit au fil des générations.
➜ Les hauts fonctionnaires sont-ils des bien-pensants ?
Comme le prouvent des milliers d’années d’Histoire, toutes les civilisations sécrètent une élite qui détient le pouvoir de dire et le pouvoir de faire. Cette élite fonctionne bien durant un cycle pendant lequel elle se reproduit en circuit fermé et finit par devenir inopérante, victime de sa propre inertie, faute de contacts avec le mode extérieur. Elle sera finalement renversée au titre de ce que j’ai appelé la « circulation » des élites, leur renouvellement. La France se trouve à la fin du cycle de la modernité, un concept qui est né au XVIIe siècle et qui repose sur une rationalité tirée du modèle cartésien. Aujourd’hui, ce concept de modernité est incarné par les politiques, les intellectuels et les journalistes. Le système est construit par eux et pour eux. Ils savent en jouer. Les hauts fonctionnaires forment une quatrième tribu, chargée d’appliquer ce qui a été décidé par les trois catégories que je viens de citer. Ils agissent ensuite selon un principe de rappel, de délégation rationnelle.
➜ On a pourtant l’impression que les hauts fonctionnaires prennent parfois le pas sur les politiques…
Les hauts fonctionnaires ne revendiquent pas le pouvoir, mais ils ont la volonté de l’appliquer. Ils agissent en quelque sorte « cachés » derrière la chose publique, dans l’opacité ministérielle. Concrètement, une grande partie du pouvoir est confisquée par cette élite administrative, d’autant plus puissante qu’elle ne s’affiche pas comme telle. Comme le prouve l’Histoire, lorsque l’administration refuse d’appliquer les décisions de son ministre, elle a souvent le dernier mot. De la loi aux décrets d’application, rien ne se fait sans le concours de la haute fonction publique. Elle est, à la fois, la tribu la moins visible et la plus efficace du pays. Le pouvoir en tient compte.
➜ Selon vous qu’est-ce qui motive la haute fonction publique tricolore ?
Une volonté démiurgique. Les hauts fonctionnaires cherchent à organiser le monde à partir de principes rationnels. Ce sont les enfants de Rousseau, les fils de l’Encyclopédie. Ils n’ont pas compris que ces principes universels ne sont plus opérants dans une société fragmentée. Ils pensent le « vivre ensemble » selon un modèle tiré des Lumières qui a fini par se transformer en rationalisme morbide. Ce principe d’organisation est totalement abstrait. Il ne tient pas compte des émotions. Le propre des hauts fonctionnaires est d’être imperméables à l’affect. Ils lui tournent le dos. C’est une caste à laquelle on n’a jamais appris à gérer l’émotionnel et qui fait comme s’il n’existait pas afin d’éviter d’être perturbée. Elle se contente de créer des normes et de les faire appliquer même si leur empilement excessif va parfois jusqu’à l’absurde.
➜ Pensez-vous que les hauts fonctionnaires sont la conséquence de ce que vous appelez la « verticalité jacobine » ?
C’est d’abord dans le colbertisme qu’il faut chercher le parangon de la haute fonction publique à la française. Durant un temps, ce modèle a fait la grandeur de la France. Il repose sur un schéma de pensée allant du haut vers le bas, des élites vers le peuple, de Paris vers la province. Il n’est plus adapté au post-modernisme. C’est-à-dire à une société qui, depuis la fin des années soixante, cherche à établir des règles tenant compte des diversités. Dans ce nouveau type de société où la loi des « frères » prime sur celle des « pères », les prises de décision légitimes ne sont plus verticales mais horizontales. C’est à ce facteur que le cerveau des hauts fonctionnaires ne parvient pas à s’adapter. Ils tiennent compte du cocher, pas de l’attelage. Ils sont déphasés.
➜ Les hauts fonctionnaires sont-ils atteints de «normopathie», c’est-à-dire d’un amour immodéré de la norme ?
Les hauts fonctionnaires ont le désir d’imposer à tous une règle fixée par quelques-uns. Ils ont le sentiment que la République est une et indivisible et que les décisions partant d’en haut doivent subjuguer la diversité. Ils n’ont pas compris que l’apprentissage de la République a changé. Qu’un nouveau cycle a commencé. Que la République n’est plus perçue, comme une unité mais comme une mosaïque. Que la loi ne concerne plus une collectivité, mais des « tribus » aux intérêts parfois contradictoires auxquelles il faut s’adapter. Qu’aujourd’hui on parle moins de République que de « Res Publica », de la chose publique, un concept beaucoup moins restreint.
➜ Pensez-vous que les hauts fonctionnaires soient plus néfastes dans certains ministères que dans d’autres ?
Je ne suis pas un spécialiste du secteur, mais voici une cinquantaine d’années que j’observe la façon dont tourne l’Education nationale et le monde universitaire. Le constat est sans appel. Tous les enseignants le savent : l’Education nationale ne fonctionne plus et les hauts fonctionnaires de la rue de Grenelle la régentent selon des concepts désuets. Là aussi, le jacobinisme de la haute fonction publique fait des ravages. Si l’Education nationale est pourrie jusqu’au trognon, c’est notamment parce qu’elle feint de croire que le niveau est le même à Henri IV que dans un lycée du 93, comme si la même norme pouvait s’appliquer ici et là. C’est de l’aveuglement.
➜ Faut-il supprimer les écoles de hauts fonctionnaires ?
C’est une question que certains soulèvent. Ce qui est sûr, c’est que la France s’est dotée d’un moule qui de l’ENA à l’Ecole de la magistrature, sans oublier HEC, Polytechnique…, permet aux futurs hauts fonctionnaires de se rencontrer, puis de se marier entre eux tout en soutenant, en outre, leurs anciens camarades de promo. Ce phénomène a eu pour effet d’instituer des élites totalement retranchées d’un peuple qu’elles ne voient jamais et qu’elles ne comprennent plus. Cette situation est dangereuse.
Il y a quelques années, j’ai lu un livre sur la « bureaucratie céleste » dans lequel, Etienne Balazs expliquait comment la haute fonction publique chinoise s’était peu à peu coupée de la population et décrivait les révolutions dynastiques qui ont résulté de cette situation. Avec des nuances, je pense que le syndrome de la bureaucratie céleste chinoise s’applique aussi à la haute fonction publique française…
➜ Le meilleur exemple de bureaucratie céleste n’est-il pas apporté par le nombre d’anciens élèves de la promotion « Voltaire » de l’ENA dans les locaux de l’Elysée ?
Dans ce cas, on peut parler d’une forme paroxystique de normopathie. Le recrutement par la présidence de la République d’anciens élèves issus de la même promotion que celle du chef de l’Etat est une version caricaturale du phénomène d’endogamie. L’Elysée n’est plus qu’une forteresse vide, peuplée par des hauts fonctionnaires incapables de la « remplir », au sens démocratique du terme. Ce bastion est totalement isolé du monde extérieur.
➜ Dans votre dernier livre, « Les Nouveaux bien-pensants », vous êtes sévère avec Martin Hirsch, l’ancien Haut-commissaire à la pauvreté…
Je n’ai rien à titre personnel contre Martin Hirsch. Sa caricature m’a seulement servi à symboliser le parcours sans faute d’un haut fonctionnaire bien-pensant. Ce qui m’intéresse, c’est l’effet de structure, le fait que sous un régime de droite comme de gauche, il soit en quelque sorte devenu le bâton de berger des dames patronnesses. Ces dames, pour la plupart des femmes d’ingénieurs au XIXe siècle, avaient la certitude de pouvoir expliquer aux autres où est le bien et de pouvoir l’imposer à autrui. Martin Hirsch donne le même sentiment et survit aux changements de régimes politiques. C’est un parfait rejeton de ce système endogamique.
➜ Selon vous à quelle situation sociale mène l’aveuglement des hauts fonctionnaires ?
Je pense que nous nous dirigeons vers la multiplication des révoltes. Bonnets rouges, intermittents, routiers… les frondes vont se multiplier. Lorsque l’on ne se reconnaît plus dans un modèle national, les revendications catégorielles priment.
➜ Pourquoi, contrairement à d’autres pays européens, la France est-elle incapable de réformer sa haute fonction publique ?
Si la France est immobile, c’est parce qu’elle a peur d’affronter la post modernité. Elle est toujours enfermée dans la parenthèse historique de trois siècles durant laquelle Paris a produit des idées qui ont été suivies dans le monde entier. Ce modèle est largement obsolète. Emerge aujourd’hui une société où la valeur travail est délaissée pour davantage de créativité. Où les idées arrivent de tous les continents. Certains pays se sont réformés, car ils savent exploiter l’émotivité et la flexibilité du monde moderne alors que l’Etat français défend toujours un modèle central, froid et impersonnel.
➜ Pourquoi les hauts fonctionnaires français sont-ils aussi indifférents au pragmatisme ?
La haute fonction publique ne prend pas en compte, ou seulement à la marge, les résultats de l’expérience du fait de sa confiance absolue dans la sphère de la raison. Elle privilégie la déduction plutôt que l’induction. Cette vision du réel ne tient pas compte de la part d’animalité des citoyens, de l’expérience, du travail des sens.
*Dernier ouvrage : » Les Nouveaux bien-pensants », en collaboration avec Hélène Strohl, ancienne haut fonctionnaire (éditions du Moment).
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