Alors que l’Europe tourne aujourd’hui le dos à ses racines chrétiennes, les analyses de l’historien Christopher Dawson (1889-1970) peuvent encore nourrir et enrichir la pensée et l’action de tous ceux qui résistent à cette fuite en avant.
Contrairement à l’idée reçue, les clichés ne sont souvent nullement des pensées banales, mais au contraire des pensées originales et fortes, marquées du sceau de l’évidence ou du génie – parfois des deux (c’est pourquoi elles sont reprises, parfois ad nauseam, et deviennent alors des clichés). Parmi les penseurs qui ont ainsi marqué leur époque à un point tel que les idées et les thèmes de pensées qu’ils ont lancés de façon très originale sont devenus des clichés et des cadres de référence pour toute discussion sur le sujet pour leur génération et souvent les suivantes, fussent-elles divergentes ou contraires, il y a certainement Christopher Dawson (1889-1970).
Le vrai progrès de l’homme
Christopher Dawson est né en Angleterre dans une famille de militaires et d’ecclésiastiques anglicans de grande culture. Après de solides études classiques à Oxford, le jeune diplômé décida de vivre, non sans difficultés, sur les ressources de son héritage familial plutôt que d’entreprendre la brillante carrière universitaire à laquelle il semblait promis. Nulle paresse ou mépris dans cette décision, mais le désir de pouvoir s’adonner entièrement à la recherche à laquelle il avait décidé de consacrer sa vie : l’histoire générale de l’humanité. Après une quinzaine d’années de travail solitaire, Dawson commença à publier, et chacun de ses livres fut désormais un évènement dans le monde anglo-saxon et au-delà. Le premier, L’Âge des Dieux (1928), est une synthèse des connaissances sur les civilisations de l’Antiquité. Il fut suivi de Progrès et Religion (1929) et de La construction de l’Europe (1932). Dawson développa dans ces ouvrages quelques idées-force qu’il conserva toute sa vie, les approfondissant au fil des ans et des publications :
• La religion est le fondement et l’élément dynamique de toute culture, et de toute civilisation. Elle comprend toujours un pôle rituel liturgique et un pôle prophétique, en tension créative, y compris dans les civilisations primitives. •
La civilisation européenne est née de l’union entre le dogme chrétien et la façon chrétienne de vivre. Le christianisme n’est pas une des racines de l’Europe, il en constitue l’unique, car l’Europe est entièrement née de lui et de sa ré-appropriation des autres racines (grecque, romaine, barbare, etc.). Ces idées reflètent bien sûr le travail de l’historien, si érudit et pointu que ces ouvrages restent aujourd’hui des références en bien des domaines malgré les immenses progrès de la science historique au cours des trois derniers quarts de siècle.
Convictions de converti
Mais ils reflètent aussi l’évènement majeur de la vie de Christopher Dawson : sa rencontre avec l’Église catholique lors d’un voyage d’étude à Rome en 1909 et sa conversion le 5 janvier 1914. Sa foi de converti a bien sûr quelque chose à voir avec sa conviction que les civilisations tiennent et vivent par leurs racines religieuses. Mais ce serait une grave erreur de voir en lui un idéologue ou un doctrinaire. Ses livres montrent aussi avec une force convaincante le rôle des autres facteurs dans la constitution des civilisations, y compris les plus matériels, et l’autonomie de chacun. La place centrale du facteur religieux s’impose de la profondeur même des analyses de ces autres facteurs. Il ne les écrase pas mais en constitue le lien tout autant qu’il relie chaque civilisation avec la transcendance divine. Les livres que Dawson publiera au cours des quarante années qui suivirent le succès de ses premiers ouvrages approfondirent les deux thèmes majeurs qu’il a mis en relief. On peut citer entre autres Religion et Culture et La Religion et l’essor de la culture occidentale, qui permirent à un large public d’accéder au fruit des analyses et réflexions délivrées lors des fameuses Gifford Lectures de 1947/ 1948 et 1948/1949. Des monographies sur Newman et le Mouvement d’Oxford et sur la Révolution française occupent une place à part dans sa production et d’utiles introductions à ces deux grands mouvements – si différents – des temps modernes. Un livre utile pour entrer dans sa pensée (pour ceux qui maîtrisent l’anglais ce sont Les dynamiques de l’Histoire mondiale,publié en 1958 et récemment republié aux États-Unis) reprend les études données dans des revues, que ce soit sur les relations entre histoire et sociologie, la décadence sur le mode antique et sur le mode moderne, le sens de l’histoire, les forces et faiblesses des grandes synthèses de Spengler ou Toynbee…
L’homme peut-il vivre sans religion ?
Un autre thème majeur prendra une importance de plus en plus grande dans les recherches de Dawson : une civilisation peut-elle survivre à la perte de ses racines religieuses ? Outre les deux ouvrages mentionnés ci-dessus, Le christianisme et le Nouvel Âge et Le dilemme moderne témoignent de ce souci. Lorsque ces deux dimensions viennent à manquer, la religion est morte – et l’homme n’est pas capable de la revivifier par un effort rationnel, fut-il convaincu de sa nécessité pour la survie de la société. Très actif dans la résistance spirituelle aux totalitarismes du XXe siècle, Dawson joua un rôle non négligeable pour mettre en relief l’idée d’une réunification possible de notre continent et il peut être compté à juste titre parmi les principaux prophètes et avocats de l’idée européenne. Mais sa vision était fort éloignée de ce qui fut mis en place après la Seconde Guerre mondiale, sur des fondements seulement économiques et matériels. Il fut aussi un des précurseurs du mouvement œcuménique catholique avec le cardinal Hinsley, conscient que les divisions entre Églises, déjà contraires à la volonté du Christ en régime de chrétienté, étaient autant mortelles que scandaleuses face à un monde déchristianisé.
En 1958, âgé de près de 70 ans, Dawson accepta pour la première fois une chaire universitaire à Harvard. Il restera quatre ans aux États-Unis. Paradoxalement, son œuvre est rééditée et commentée aujourd’hui bien plus dans ce pays qui symbolisait pour lui la civilisation livrée aux machines que sur le vieux continent. Le fait qu’elle constitue pour beaucoup aussi une apologie du christianisme, non pas malgré mais à cause de son immense érudition et maîtrise d’historien, devrait ajouter à son intérêt pour tous ceux qui ne se résignent pas à un avenir sans Christ et sans Dieu (sinon relégués dans la sphère privée des opinions) qu’on nous présente bien inconsidérément comme un destin.