André Chénier, dont la famille avait plus que donné des gages à la Révolution (1), commença de se faire mal voir des révolutionnaires en écrivant son Avis aux Français où « il emploie tous les moyens pour ramener le pays au respect de la tradition monarchique ». Ce qui lui vaudra d’être dénoncé par Camille Desmoulins qui évoquera, devant les frères du poète, « je ne sais quel André Chénier, plus sanguinaire que Marat » !
Par prudence, Chénier trouve asile, début 1794, à Versailles. Il s’y sentait en sécurité, près de Fanny qui habite Louveciennes, au pavillon Pourrat. Début mars, Chénier apprend que son ami Pastoret (ou : de Pastoré), qui s’est réfugié chez ses beaux-parents, à Passy, va être arrêté. Il n’hésite pas une seconde : « Je dois le prévenir. »
Il part à pied. Et arrive à la nuit. Il frappe chez Pastoret. On lui ouvre. Il y a là deux femmes, Mme Pastoret et Me Piscatory :
— Mon mari a fui, lui dit Mme Pastoret. Il se doutait qu’on allait venir l’arrêter tout à l’heure.
— Mais il vous faut fuir, vous aussi. Venez vous cacher à Versailles, vous y serez en sécurité. Je cours quérir un cabriolet.
Il s’apprête à sortir quand on frappe à la porte :
— Au nom de la nation, ouvrez !
On ouvre. Les membres du Comité révolutionnaire de Passy se précipitent. Ils arrêtent les deux femmes mais s’intéressent surtout à ce Chénier qu’ils viennent de cueillir au gîte d’un suspect.
— Tes papiers, citoyen ! lui lance le sans-culotte Cramoisin.
— Je n’en ai pas d’autres que ma carte de sûreté.
Commence alors, mené par les sans-culottes Cramoisin, Génot et Boudgoust, un interrogatoire qui mériterait plus que les abominations de Marat, les discours de Robespierre, les haines de Saint-Just ou les jugements de Fouquier-Tinville, de figurer in extenso dans toutes les anthologies de la Révolution…
“La maison à Coté”
Mais qu’il nous suffise d’en rappeler un passage. Comme on le questionne sur son amitié pour les Pastoret, Chénier explique qu’il les a vus plusieurs fois, chez les Trudaine (2) :
— J’allais chez mes amis Trudaine et les Pastoret habitaient la maison à côté.
Qu’a-t-il dit là ! Qui peut bien être ce « Côté » qui aurait une maison place Louis XV ? Ils font remarquer à Chénier « qu’il n’est pas juste dans sa réponse attendue que place de la révolution il n’y a pas de maison qui se nomme la maison à Cottée donc il vient de nous déclarer ».
Chénier fait patiemment remarquer que par « maison à côté », il entendait « maison voisine ». Mais on ne la fait pas aux représentants du peuple qui notent :
« A lui représenter quil nous foi des frâse attendue quil nous repettes deux foie la maison a Cottée. »
Chénier refusera, bien sûr, de signer un tel procès-verbal. En pleine nuit, les sans-culottes le conduisent à la prison de Saint-Lazare devenue, selon la terminologie révolutionnaire, la maison Lazare. Il y a là près d’un millier de prisonniers. Lenotre en a dit le malheur : « Quatre étages de prisonniers gémissaient et hurlaient l’un sur l’autre ; trois larges corridors, mal éclairés, barrés de grilles, divisaient chaque étage, pénétrés d’une odeur de tanière. (…) La vie était rude à Saint‑Lazare. Dans ce grouillement de détenus – huit à neuf cents, – circulant sans cesse par les couloirs, chacun s’isolait ; on évitait de se parler, on soupçonnait un espion derrière chaque porte. Ces hommes, ces femmes, marqués pour la boucherie, avaient quelque chose de l’effarement instinctif des moutons parqués dans les cours des abattoirs. » (3)
La famille Chénier ne s’inquiétera guère de la détention d’André dans les débuts. Parce qu’on se dit qu’il est protégé par les brillants états de service de la famille justement. Marie-Joseph veut croire que son frère, contre lequel il n’y a rien, sera relâché après s’être fait oublier en prison. Un mauvais moment à passer. Rien d’autre…
Angoisse du père
Le seul à ne pas partager ce bel optimisme, c’est le vieux père Louis de Chénier. Il n’a plus aucune illusion, en ce qui le concerne, en la justice des terroristes. Alors, il multiplie les démarches, visite les bureaux des Comités. Avec, pour effet, d’indisposer le Comité de sûreté générale qui finit par lui interdire les visites à Saint-Lazare.
Il n’en continue pas moins à frapper à toutes les portes. On le reçoit par pitié. On le renvoie de bureau en bureau. A force de persévérance, il réussit à être reçu par le conventionnel Barère. Barère – qui se faisait appeler de Vieuzac avant la Révolution – est un monstre froid. Alquier, qui s’y connaît, puisque c’est lui qui a laissé massacrer les prisonniers transférés d’Orléans à Versailles, en septembre 1792, l’a surnommé l’« Anacréon de la guillotine ». Les plaintes et les pleurs du vieil homme l’ennuient. Vite, s’en débarrasser vite…
— C’est bon, c’est bon, ton fils sortira dans trois jours.
Trois jours plus tard, le 7 thermidor, le vieux père Chénier est dans son logis de la rue de Cléry. Depuis le matin, il attend le retour d’André. Au moindre bruit, il sursaute, se lève, écoute les pas dans l’escalier. A la nuit tombée, on sonne à la porte. Ce ne peut être qu’André. Barère a tenu parole. Le vieil homme ouvre la porte :
« Ce n’est pas André, c’est Marie-Joseph ; pâle, immobile sur le palier ; il dévisage son père en silence ; celui-ci subitement terrifié, les yeux fixés sur les yeux de son fils, est sans force pour l’interroger… et ces deux hommes restent là, les lèvres frémissantes, n’osant parler, jusqu’à ce que le vieillard, reculant d’horreur, vienne s’abattre avec un cri déchirant sur le carreau de la salle à manger. » (4)
Ce que Marie-Joseph, Marie-Joseph le régicide, le poète officiel de la Terreur, a essayé de dire silencieusement à son père, et que son père a compris, c’est qu’André est condamné. Au moment où Marie-Joseph est entré dans la maison située entre la rue de Cléry et la rue Beauregard, une charrette quittait la place de la barrière de Vincennes.
Dans la charrette, il y a 80 corps sans tête. Dont celui d’André Chénier. Le lourd tombereau ne va pas très loin de là. Le voyage s’arrête dans une carrière où deux hommes attendent la livraison. Leur travail consiste à décharger les cadavres, à les dépouiller de leurs vêtements, à les balancer dans la fosse commune où s’entassent des dizaines de corps.
L’assassinat d’un poète
Le cadavre de Chénier aurait pu pourrir là. Mêlé aux autres. Oublié à jamais. Anonyme. La Providence a voulu qu’une ouvrière, Mlle Paris, amenée à la barrière de Vincennes par son père, ait assisté à l’exécution. Elle ne connaît pas André Chénier, mais elle sait qu’on vient d’assassiner un poète. Alors, seule, prudemment car il serait dangereux de se faire repérer, elle suit le sinistre tombereau jusqu’à la carrière. Chaque dimanche, elle viendra prier là. Jusqu’au 9 thermidor, date à laquelle on combla le lieu maudit qui, acheté par un habitant de Picpus et clos de murs, béni par un prêtre non jureur, devint le champ des Martyrs.
« Ce sera sa gloire d’avoir concentré en lui seul l’âme en révolte de la France violée et d’avoir jeté, du fond d’un cachot, l’anathème à ceux qui la déshonoraient. »
Lenotre nous dit la suite : « Lorsqu’en 1802 Mme de Montagu-Noailles entra en France, un de ses premiers soins fut de s’informer du lieu où Mme la duchesse d’Ayen, sa mère, exécutée le 22 juillet 1794, avait été ensevelie ; personne ne put l’en instruire. Le hasard lui apprit enfin l’existence de Mlle Paris qui la renseigna. Mme de Noailles acheta le terrain où dormaient les treize cent sept victimes exécutées du 14 juin au 27 juillet ; l’enclos funèbre est resté intact ; mais dans un jardin voisin sont les caveaux et les monuments, très simples pour la plupart, – des familles de suppliciés qui ont obtenu d’être réunies, dans le repos, à ceux des leurs que la Révolution avait mis à mort. Dans un angle se trouve le tombeau du général Lafayette, toujours surmonté du drapeau des Etats-Unis ; par une petite porte grillée on aperçoit la fosse commune, carré de gazon, ombragé de peupliers et de cyprès sous lesquels se dresse une croix de fer. Le couvent voisin est occupé par les dames de l’Adoration perpétuelle. On célèbre tous les jours, dans la chapelle, un service mortuaire en mémoire des victimes de l’échafaud, et chaque année, à la fin d’avril ou en mai, on y fait un service solennel, à la suite duquel le clergé et les familles en deuil sortent processionnellement de l’église et se rendent à l’enceinte sacrée qu’on appelle le champ des Martyrs. » (5)
Les Chénier, eux, ignorèrent toujours où le corps du martyr avait été jeté. Le vieux Chénier ne survivra pas à la mort de son fils. Elisabeth Chénier, la mère, née des œuvres de Santi Lomaca, « notable à barbe » de Méhémet-Effendi, ambassadeur de l’empereur des Turcs, survécut quinze ans à la tragédie, aux côtés de Marie-Joseph.
Sous le Directoire, Marie-Joseph avait acheté – pour être régicide, on n’en a pas moins des envies de possédant – un petit terrain à Antony. Pendant l’Empire, Elisabeth Chénier y fit bâtir une belle maison. Elle s’y fit enterrer.
Révélation d’une œuvre
Et l’œuvre de Chénier ? Ce fut un éditeur qui, dix ans plus tard, rassembla des manuscrits plus que dispersés et révéla au grand public des vers jusqu’alors inédits. « Ce fut une singulière révélation, écrit Lenotre, le monde découvrait avec stupeur que la Révolution portait la responsabilité d’un crime atroce ; elle avait égorgé sans motif l’un des plus grands poètes de France. »
Le jour de son arrivée à la prison de Saint-Lazare, Chénier, qui venait de goûter de la grande intelligence de ses bourreaux, sut qu’il allait mourir. Il écrira :
« Ah ! lâches que nous sommes
« Tous, oui tous ! Adieu, terre, adieu !
« Vienne, vienne la mort ! Que la mort me délivre ! »
Mais cette sorte de résignation ne va pas sans la volonté de dire – avant de mourir – leur fait aux terroristes :
« Mourir sans vider mon carquois !
« Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
« Ces bourreaux barbouilleurs de lois…
« Nul ne resterait donc pour attendrir l’histoire
« Sur tant de justes massacrés… »
« Ce sera sa gloire, dit encore Lenotre, d’avoir concentré en lui seul l’âme en révolte de la France violée et d’avoir jeté, du fond d’un cachot, l’anathème à ceux qui la déshonoraient. »
Ce sera son exemple, surtout, d’avoir écrit, alors qu’on prépare le sinistre couperet : « Au pied de l’échafaud, j’essaie encore ma lyre. Peut-être est-ce bientôt mon tour… »
En 1840, Leconte de Lisle dira : « André en montant sur l’échafaud savait seul qu’un grand poète allait mourir. C’est vrai. Le Tribunal révolutionnaire a condamné à mort, le 6 thermidor, un journaliste politique. Et le 7, c’est un défenseur convaincu de la monarchie qu’on assassine. » (6)
Il n’empêche que les malheureux compagnons de Chénier sur la charrette savent qu’il est poète. Et notamment le délicieux Jean-Antoine Roucher, l’auteur des Saisons, qui échangera avec lui les vers d’Andromaque :
« Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
« Ma fortune va prendre une face nouvelle
« Et déjà son courroux semble s’être adouci
« Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici. »
A la Conciergerie, les deux hommes avaient pu prendre connaissance de leur acte d’accusation : « Roucher et Chénier ont été les écrivains stipendiés du tyran pour égarer et corrompre l’esprit public. » On leur fait grief encore d’avoir collaboré au Journal de Paris « sous couvert de défendre de prétendus principes constitutionnels et d’avoir préparé la contre-révolution ». (7)
Dans l’avis d’exécution envoyé par le greffe au maire de Paris, lui signifiant la condamnation à mort de 25 personnes, seuls les noms de Chénier et de Roucher sont cités, preuve éclatante qu’ils étaient particulièrement visés : « Je t’envoie, citoyen, l’extrait du jugement qui condamne à la peine de mort Roucher, Chénier et autres en date du 7 thermidor, ainsi que celui de l’exécution dudit jugement. Il t’invite à faire la consignation de ce décès sur le registre mortuaire et de m’accuser réception de cet extrait. »
(1) « (…) Tout de suite le père se posa en démagogue et se fit nommer membre du Comité de surveillance de la ville de Paris ; Louis-Sauveur, quoique gendarme, se vanta d’être un des premiers insurgés du 12 juillet ; Marie-Joseph écrivit Charles X ou la Saint-Barthélémy, cinq actes où les tyrans étaient traités comme ils le méritent. » (G. Lenotre, Vieilles maisons, vieux papiers)
(2) Les Trudaine, qui habitent un hôtel de la place Louis XV, se sont repliés à Marly dans leur maison de campagne. Quand il se rend à Louveciennes, Chénier ne manque jamais de s’y arrêter et d’y passer la nuit.
(3) G. Lenotre, Vieilles maisons, vieux papiers, Perrin et Cie, Libraire-éditeur 1906.
(4) Lenotre, op. cit.
(5) G. Lenotre, op. cit. Est-il besoin d’ajouter que tout cela est plus qu’oublié et qu’il serait bien de rétablir cette procession ?
(6) La République n’hésitait cependant pas à tuer des poètes. On s’en convaincra en relisant le tome IV (p. 251-252) de l’Histoire de la poésie française d’André Sabatier. On y trouve la liste des poètes guillotinés.
(7) Pour Chénier, on a ajouté : « Ex-adjudant général et chef de brigade sous Dumouriez. » Il s’agit, bien sûr, des grades de son frère, Sauveur. Mais le Tribunal révolutionnaire ne saurait s’arrêter à de telles broutilles.