Théologien et homme de science, aventurier et esprit libre, Anquetil-Duperron (1731-1805) s’était donné comme mission d’aller à la recherche des vieux livres sacrés de la religion préislamique de l’Iran et de les traduire. Cette démarche de terrain, emblématique du siècles des Lumières, n’eut guère de retombées bénéfiques pour cet académicien assez excentrique mais elle inaugura un intérêt qui ne devait jamais se démentir pour les études comparatives des religions indo-européennes.
De la théologie aux manuscrits orientaux
Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron, quatrième des sept enfants de Pierre Anquetil, épicier rue de la Verrerie, est né à Paris le 7 décembre 1731. Le nom d’une terre appartenant à son père, Duperron, fut adjoint à son nom, comme c’était alors la coutume, afin de le distinguer de ses frères. L’un d’entre eux, Anquetil de Briancourt, devint diplomate et fut, à partir de 1773, consul de France à Surate, la grande ville zoroastrienne de l’Inde. Anquetil fit à la Sorbonne des études de théologie fortement imprégnées de philologie classique. Son don pour les langues lui valut d’être remarqué par l’évêque Charles-Daniel de Caylus, qui persistait à favoriser, dans son diocèse d’Auxerre, la dissidence janséniste. C’est auprès de ses coreligionnaires exilés en Hollande qu’il envoya Anquetil poursuivre sa formation, aux séminaires français de Rhijnwijk, puis d’Amersfoort, où l’on enseignait l’arabe à de futurs missionnaires ou interprètes. De retour à Paris, Anquetil fut attaché à la Bibliothèque du Roi – qui deviendra la Bibliothèque nationale –, auprès de la collection des manuscrits orientaux.
Le mythe européen de Zoroastre
Au moment où Anquetil entame ses travaux d’orientaliste, on savait en Europe que la vieille religion préislamique de l’Iran, dont les auteurs classiques, depuis le Ve siècle avant l’ère commune, attribuaient la fondation et les textes sacrés à un certain Zoroastre, n’était pas morte. Elle survivait dans quelques maigres communautés iraniennes, que des voyageurs français avaient visitées dans la seconde moitié du XVIIe siècle, mais aussi en Inde, où la communauté dite des Parsis avait essaimé en quelques points du golfe de Cambaye, autour de Bombay. C’est à cette époque des premiers témoignages directs, en l’an 1700, que l’évêque anglican d’Oxford, Thomas Hyde, a entrepris la compilation de tout ce qui était connu de l’antique religion iranienne, avec l’ambition de trancher un vieux débat. Zoroastre était-il un hérétique qui avait scindé l’unité divine en deux forces contraires – une doctrine pour laquelle Hyde forge, en latin, le mot « dualisme » –, ou un penseur positif qui avait bénéficié des lumières de la révélation monothéiste ? Quelle que soit l’ampleur de son érudition, Hyde n’est pas véritablement en mesure d’aborder cette question autrement que par la spéculation. À la connaissance des sources classiques, il joint celles de l’orientalisme naissant, qui lui donne accès aux textes arabes et persans. Privée de l’apport des documents originaux, à l’exception du Saddar persan, son œuvre est encore pré scientifique. Pourtant, deux de ses aspects vont exercer une influence durable et, pour commencer, sur Anquetil-Duperron. Hyde s’est représenté la personnalité religieuse de Zoroastre comme celle d’un prophète au sens biblique du terme, c’est-à-dire à la fois gardien de la pureté doctrinale et auteur de textes inspirés. Il a aussi figé le débat sur la nature de cette doctrine dans l’alternative « monothéisme ou dualisme ». Le mythe européen de Zoroastre s’était durci quelques dizaines d’années avant que la science soit en mesure de le confronter à la réalité.
En 1723, le marchand Georges Boucher offrit à la Bibliothèque bodléienne d’Oxford le manuscrit que lui avait offert un Parsi de Surate. L’Europe savante apprenait ainsi que le livre attribué à Zoroastre, l’Avesta – titre qui signifie probablement « éloge » – n’était pas perdu. Quelques trente ans plus tard, en 1754, Anquetil put voir, à la Bibliothèque du Roi, quelques lignes copiées du manuscrit de Boucher et se fixa un destin : il irait chercher en Inde le vieux livre sacré que Colbert, déjà, mais vainement, avait ordonné au père capucin Pétis de la Croix de ramener d’Iran.
Voyageur aux Grandes Indes
En novembre 1754, renonçant à attendre des subsides royaux qui ne viennent pas, Anquetil s’engage dans les troupes de la Compagnie des Indes et fait route à pied vers Lorient avec des compagnons d’armes recrutés dans les prisons. Juste avant de s’embarquer, il reçoit un subside de la Bibliothèque du Roi qui lui permet de voyager comme passager libre et de quitter le contingent une fois arrivé à Pondichéry, le 10 août 1755. Le déclenchement de la guerre franco-anglaise fera qu’Anquetil mettra beaucoup de temps et aura beaucoup de mal à passer de la côte orientale à la côte occidentale de l’Inde. De nombreuses fois, il quittera Pondichéry pour être contraint d’y revenir. Il passera le temps à étudier le persan et les langues dravidiennes. À tort ou à raison, mais parce que lui-même y invite par des allusions à la fois suggestives et discrètes, on lui prête de nombreuses aventures galantes. Dans la Bible de l’humanité, Michelet qui consacre quelques pages enthousiastes à Anquetil, dépeint les femmes « conjurées entre un héros de vingt ans qui avait son âme héroïque sur une figure charmante. Les créoles européennes, les bayadères, les sultanes, toute cette luxurieuse Asie s’efforce de détourner son élan vers la lumière. Elles font signe de leurs terrasses, l’invitent. Il ferme les yeux. Sa bayadère, sa sultane, c’est le vieux livre indéchiffrable. » Ces lignes en disent surtout long sur les fantasmes de Michelet. Plus tard, toutefois, à la fin de son séjour, Anquetil eut à soutenir un duel avec un mari jaloux, inquiet de ce qu’avec lui « son épouse apprît si bien le français ».
Finalement, malgré le manque de moyens financiers et les maladies dont il est facilement victime, depuis le mal de mer qui dura toute la traversée jusqu’à l’accès de goutte qui le frappe au retour en vue de Paris, Anquetil atteint le but. Le 1er mars 1758, il arrive à Surate, où il est reçu par son frère Anquetil de Briancourt, alors employé du comptoir commercial français.
Des hommes et des textes
À cette époque, la communauté parsie de Surate est déchirée entre deux factions. L’une, réformatrice, est dirigée par les deux cousins, Dârâb et Kaus ; l’autre, conservatrice, par un chef riche et brutal, Mancherji. Ces dirigeants sont en outre opposés par leurs intérêts financiers. Les premiers sont liés au comptoir français, le second est courtier du comptoir hollandais. Naturellement introduit auprès de Dârâb et de Kaus, Anquetil réussira à se faire montrer les manuscrits, expliquer leur écriture et leur langue, mais cela prendra du temps. Les chefs religieux retardent sciemment ses progrès, en raison de leurs réticences et de leur inquiétude à communiquer des secrets, ce qui met leur vie en péril, mais aussi parce qu’ils ont appris la valeur marchande de leurs divulgations, qu’ils ont donc intérêt à faire durer.
Lorsqu’il se brouille avec le chef du comptoir français, Anquetil est en mesure de renverser les alliances. Lié d’amitié avec le chef du comptoir hollandais, c’est de Mancherij désormais qu’il tiendra des informations et, surtout, un manuscrit jugé supérieur à ceux qu’il avait jusque-là obtenu – ce qui est une donnée relative car tous les manuscrits ramenés par Anquetil se sont avérés de mauvaise qualité. Les deux factions sont à présent également mouillées dans la divulgation de leur culture à un étranger. Anquetil pourra se permettre de faire fi de la diplomatie, d’autant plus qu’il commence à en savoir assez pour progresser seul.
En juin 1759, Anquetil put écrire au comte de Caylus, le célèbre antiquaire, neveu de son premier protecteur, qu’il avait terminé la traduction d’un livre entier de l’Avesta et, en février 1760, l’abbé Barthélémy lut son plan de travail devant l’Académie des Inscriptions. Mais, avant le retour, Anquetil devait encore vivre une aventure singulière. En juin 1760, Dârâb l’introduisit à l’intérieur du temple du feu, une opportunité qui, en Inde, est aujourd’hui encore rigoureusement refusée à un étranger. L’épisode, cependant, est obscur. Il est possible que Dârâb ait effectivement couru le risque, mais aussi qu’il ait profité d’un moment où le feu sacré avait été temporairement déplacé pour permettre de rénover le bâtiment.
Le 15 mars 1761, Anquetil quitte Surate à bord d’un navire anglais. Arrivé huit mois plus tard à Portsmouth, il fut emprisonné en tant que ressortissant d’une nation ennemie, mais autorisé à poursuivre ses travaux. Une fois libéré, il visita Oxford et put comparer ses manuscrits avec ceux de la Bibliothèque bodléienne. De retour à Paris, le 15 mai1762, il dépose à la Bibliothèque du Roi cent quatre-vingt manuscrits, qui ne sont pas tous avestiques. L’analyse des documents lui prendra dix ans. Sa traduction de l’Avesta, le livre réputé de Zoroastre, paraît en 1771, sous un titre long comme on les faisait alors : Le Zend-Avesta, ouvrage de Zoroastre, contenant les Idées Théologiques, Physiques et Morales de ce Législateur, les Cérémonies du Culte Religieux qu’il a établi, et plusieurs traits importants relatifs à l’ancienne Histoire des Perses.
Un dangereux et abominable fatras ?
Anquetil reçut à son retour un accueil mitigé. S’il fut admis dès 1763 à l’Académie des Inscriptions, il se heurta à une double hostilité. L’une fut celle des philosophes encyclopédistes, chez qui son entreprise avait soulevé de vifs espoirs. Dès 1756, dans l’Essai sur les mœurs, Voltaire avait cerné l’enjeu idéologique. Zoroastre pouvait servir d’arme dans la lutte contre le christianisme si sa doctrine permettait de retirer à la tradition judéo-chrétienne le monopole de la révélation monothéiste. Mais l’élève des jansénistes, chrétien fervent, se refusa toujours, que ce soit dans ses lettres d’Inde ou après son retour, à percevoir dans l’Avesta quoique ce fût qui pût être utilisé contre le christianisme. Voltaire, Grimm et Diderot lui en tiendront une belliqueuse rigueur.
L’autre hostilité fut celle du monde savant. La découverte de l’Avesta, loin de stimuler des recherches immédiates, suscita un scepticisme qui dégénéra en querelle d’authenticité. Dès 1771, le grand orientaliste anglais, William Jones écrivait, dans une Lettre de correction fraternelle à M. Anquetil-Duperron : « Voici le style de ce livre inintelligible : Je prie le zour et je lui fais yesht. Je prie le barsom et je lui fais yesht. Je prie le zour avec le barsom et je lui fais yesht. Il est bon d’avertir ici que le zour n’est que de l’eau et que le barsom n’est qu’un faisceau de branches d’arbres. Zoroastre ne pouvait écrire des sottises pareilles. Ou Zoroastre n’avait pas le sens commun, ou il n’écrivit pas le livre que vous lui attribuez. Ainsi, ou vous avez insulté le goût du public en lui présentant des sottises, ou vous l’avez trompé en débitant des faussetés, et de chaque côté, vous méritez son mépris. »
Jones a su tirer parti d’une phrase logomachique aisément repérable – c’est la première du deuxième chapitre de l’Avesta. Mais le matériel récolté par Anquetil était bien d’apparence cet « abominable fatras qu’on attribue à Zoroastre » que Voltaire exécuta dans le Dictionnaire philosophique. Les manuscrits comportaient deux langues inconnues et entrelacées, notées par deux écritures de forme semblable mais de structure radicalement différente. L’une, phonétique comme celle du latin ou du grec, est dérisoirement facile à lire ; l’autre un véritable casse-tête car, aux inconvénients ordinaires des écritures qui ne notent pas les voyelles, elle ajoute l’emploi intensif des hétérogrammes, la simplification outrancière des distinctions consonantiques – il y a, au pire, un seul signe pour quatre consonnes – et la pratique massive de la ligature, dont les composants deviennent méconnaissables. Des deux langues ainsi transmises, l’une apparaissait comme du mauvais sanscrit, l’autre comme du mauvais arabe. Il faudra du temps pour démêler que l’écriture phonétique transcrivait le texte avestique proprement dit, l’écriture consonantique son commentaire en moyen-perse, dans la variante que l’on appellera « pehlevi des livres ».
Un travail novateur mais imparfait
La traduction proposée par Anquetil a elle aussi des allures suspectes. Anquetil n’est pas Champollion. Il n’a pas déchiffré l’avestique mais il l’a appris auprès du clergé parsi. Il est donc dépendant de la compétence de son principal informateur, le dastur Dârâb. Or, elle n’est pas bonne. La rupture avec les écoles iraniennes, à la suite de la prise de Kirman par les Afghans en 1719, avait laissé les Parsis en crise, désemparés théologiquement et déchirés par les dissensions doctrinales. Ajoutons que Dârâb et Anquetil ne peuvent s’entendre qu’en persan, langue étrangère à tous deux. L’inévitable imperfection du travail des pionniers et la confusion particulière qui a présidé à celui-ci expliquent que la traduction d’Anquetil soit aujourd’hui inutilisable, et il arrive même souvent que nous n’en comprenions pas la logique. Haug a noté, près de cent ans plus tard, que l’œuvre d’Anquetil n’était pas à proprement parler la traduction de l’Avesta, mais le « rapport sommaire, sous forme développée, de son contenu ».
La querelle que William Jones avait lancée avec éclat ne s’éteindra que vers 1820, grâce aux premiers progrès de la grammaire comparée des langues indo-européennes, qui permettront au Danois Rasmus Rask de trancher définitivement en faveur de l’authenticité. Il appartiendra à Eugène Burnouf de définir exactement, en 1833, le statut linguistique de l’Avesta :
1. l’avestique est une langue indo-européenne comme le sanscrit, le grec, le latin, le celtique, le germanique, le slave…
2. il est tout particulièrement proche du sanscrit, mais c’est une langue iranienne et non indienne ;
3. dans l’ensemble des langues iraniennes, ses caractéristiques dialectales le différencient clairement du vieux-perse des inscriptions achéménides, dont dérivent le moyen-perse de l’époque sassanide, puis le persan moderne.
Justice ne fut donc pas rendue à Anquetil de son vivant. Après sa traduction de l’Avesta, il mena, pendant plus de trente ans encore, une vie pauvre et ascétique. Préoccupé surtout de sujets indiens, sa principale contribution de cette époque fut une traduction latine des Upanishads, dont la publication commença à Strasbourg en 1801 sous le titre Oupnek’hat. C’était la première fois qu’un texte sacré de l’hindouisme, fût-ce dans une version approximative, était révélé à l’Europe savante.
Le testament d’un homme libre
Anquetil termina son existence par un superbe éclat de résistance civile, en refusant de prêter serment de fidélité à l’empereur. Sa lettre mérite d’être citée :
Paris, 28 mai 1804,
8 prair. An XII.
Déclaration
Je ne jure ni ne jurerai fidélité
à l’Empereur, comme on n’a pas droit
de l’exiger d’un Français, simple
particulier, sans places ni fonctions.
Monseigneur,
Je suis homme de lettres, et ne suis que cela, c’est-à-dire un zéro dans l’État. Je n’ai jamais prêté serment de fidélité, ni exercé aucune fonction civile ni militaire : à 73 ans, prêt à terminer ma carrière, qui a été laborieuse, pénible, orageuse, je ne commencerai pas : la mort m’attend ; je l’envisage de sang-froid.
Je suis et serai toujours soumis aux lois du gouvernement sous lequel je vis, qui me protège. Mais l’âme que le Ciel m’a donnée, est trop grande et trop libre, pour que je m’abaisse et me lie en jurant fidélité à mon semblable.
Le serment de fidélité, dans mes principes, n’est dû qu’à Dieu, par la créature au créateur. D’homme à homme il a à mes yeux un caractère de servilité auquel ma philosophie indienne ne peut s’accommoder.
Cela ne m’empêche pas de reconnaître hautement les éminentes qualités militaires, politiques, administratives du chef auguste, qui tient maintenant en main les rênes de l’Empire François ; mais sans approuver toutes les mesures auxquelles les circonstances peuvent l’avoir engagé.
Je vous prie de recevoir mes excuses, et de prendre en bonne part mes expressions, si elles ont quelque chose de dur et d’agreste. Avec tout le respect, tous les ménagements que peut comporter une démarche de cette nature, je refuse positivement le serment de l’art. 56 : et si c’est comme à un membre de l’Institut qu’on me le demande, je donne ma démission pure et simple d’une place à laquelle j’ai été appelé en quelque sorte malgré moi, avec ce qui restait de mes confrères de l’Académie des Belles Lettres.
Daignez agréer le témoignage du très profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,
De votre Excellence,
Monseigneur, le très humble et très obéissant
serviteur Anquetil-Duperron
voyageur aux Grandes Indes,
ancien Pensionnaire et Directeur
de la ci-devant Académie des Belles Lettres.
Anquetil-Duperron fut enseveli le samedi 19 janvier 1805 au matin dans l’église des Blancs-Manteaux.