Reportons-nous un instant il y a cent ans, jour pour jour, et feuilletons ensemble le numéro du Petit Parisien, « le plus fort tirage des journaux du monde entier » daté du 18 juillet 1914, trois semaines après le meurtre, à Sarajevo, de l’archiduc François-Ferdinand, quinze jours avant le déclenchement du cataclysme qui allait coûter la vie d’un million et demi de jeunes Français et de vingt millions de victimes civiles et militaires à travers l’Europe.
Trois événements sont mis en lumière par le grand quotidien populaire. Maurice Doucet, le cynique assassin d’un jeune encaisseur de fonds, a été exécuté à Tours. Le condamné a eu droit au traditionnel verre de rhum. On lui a en revanche refusé de revoir une dernière fois sa maîtresse et complice. Il n’en a pas moins fait preuve d’un courage certain face à la guillotine. La jeune et piquante Suzanne Darby, dont les débuts à Bobino avaient été remarqués, a été légèrement blessée d’un coup de couteau à la gorge par un soupirant éconduit, qui était aussi un petit voyou. Secourue par l’homme généreux et fortuné dont elle partage la vie, la prometteuse artiste, qui passe pour ne pas décourager assez fermement les galants, s’est décidée sur les conseils de son protecteur à porter plainte. Enfin, la victoire de Georges Carpentier sur le redoutable Gunboat Smith était on ne peut plus régulière. Non seulement l’adversaire du champion français avait été compté « out » pendant quatorze secondes au quatrième round mais les photos et le film du match prouvent qu’il avait bel et bien frappé sur la nuque Carpentier alors que celui-ci était agenouillé.
Au fil des pages Le Petit Parisien égrène encore un certain nombre de faits-divers plus ou moins sanglants, meurtres mystérieux, rixes d’après-boire, fillette violée, étranglée et jetée dans la Mayenne, nombreux accidents d’automobile. Au chapitre de la politique étrangère, la victoire des constitutionnalistes mexicains semble se confirmer : le général Huerta, sa famille et sa suite ont trouvé asile à bord d’un croiseur anglais et d’un navire allemand, le général Carranza a succédé au président Carbajal et le général Zapata marche sur Mexico. Le prince de Wied, éphémère roi d’Albanie, a perdu le contrôle de la quasi-totalité du de son royaume. Des soldats russes ont tiré sans l’atteindre sur un dirigeable allemand du type Zeppelin qui avait par erreur franchi la frontière.
Le quotidien consacre également un éditorial et un article de fond au voyage officiel de M. Raymond Poincaré, qui doit le mener successivement à Saint-Petersbourg, Stockholm, Christiana (Oslo) et Copenhague. C’est la quatrième visite d’Etat d’un président français en Russie, où il sera reçu avec faste et chaleur. Trois repas de gala jalonneront le séjour du chef de l’Etat dans l’empire des tsars. Cent artistes et cinquante joueurs de balalaïka égaieront le déjeuner offert par Nicolas II à son hôte.
Qu’en dire de plus. ? Il sera question lors des entretiens prévus, nous dit-on, de la situation dans les Balkans, du maintien de la paix et de la question albanaise. On sait sur quelles bases repose l’alliance franco-russe, élargie désormais à la Triple Entente. La volonté conjointe du tsar et du gouvernement français est d’être assez forts pour imposer la paix.
Il est bien évident que si le président de la République, à bord du cuirassé France, et son tout nouveau président du Conseil, le très pâle René Viviani, embarqué sur le Jean-Bart, ont cru pouvoir quitter Paris et entreprendre cette tournée d’une douzaine de jours sur les bords paisibles de la Baltique, c’est qu’il n’y avait pas péril en la demeure. Les deux hommes voguent vers leur première destination, ils viennent de doubler la pointe Nord du Danemark et nul doute, s’ils viennent à rencontrer le Hohenzollern, le yacht impérial du Kaiser Guillaume II, en croisière dans les parages, que les navires français et allemand échangeront les habituels saluts de courtoisie et peut-être même quelques coups de canon – à blanc.
Dormez, bonnes gens… Et nous, qui savons que la paix vit ses derniers jours, nous ne pouvons qu’assister, comme dans un rêve ou dans un film, sans rien pouvoir y changer, au début de cette course à l’abîme et de cette fin d’un monde.