Pourquoi le savoir-vivre français est un chef-d’œuvre en péril?
Il faut aujourd’hui considérer le savoir-vire comme un chef-d’oeuvre en péril, car la politesse est mal vue, voire condamnée au nom d’une certaine morale. Extrait du livre “Nouveau savoir-vivre – éloge de la bonne éducation”, de Ghislain de Diesbach, publié aux éditions Perrin.
Aussi faut- il considérer le savoir- vivre comme un chef- d’oeuvre en péril, car la politesse est mal vue aujourd’hui, voire condamnée au nom d’une certaine morale, issue de mai 1968. Ne dit- on pas d’ailleurs « Trop poli pour être honnête » ? Depuis le fameux slogan « Il est interdit d’interdire », la politesse est considérée non seulement comme surannée, mais immorale en ce sens qu’elle est faite d’interdictions destinées à discipliner chez l’homme sa sauvagerie primitive.
Elle est aussi une arme à double tranchant, car elle peut, poussée à l’extrême, encourager la sauvagerie. Si, dans l’Evangile, un des premiers codes de cette science, on peut lire qu’un homme giflé sur la joue gauche doit tendre la droite, faut- il alors ne jamais se défendre et céder à la barbarie ? Un prêtre, homme d’esprit, avait répondu à cette question. Passant sur un pont, il avait été insulté par un individu qui l’avait giflé, puis, devant son absence de réaction, lui avait asséné une seconde gifle.
Alors le prêtre s’était écrié : « Notre Seigneur n’a pas dit ce qu’il fallait faire après le second soufflet… » et, saisissant l’homme à bras- lecorps, il l’avait soulevé, puis, par- dessus le parapet, précipité dans le fleuve…
La politesse apparaît non seulement comme un effet de l’éducation, mais aussi de l’intelligence et du raisonnement, en vertu de cet autre principe, également évangélique : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse à toi. » C’est d’ailleurs un conseil de prudence et, à mon avis, un fondement de toute morale, païenne ou chrétienne. Et c’est également, si l’on peut dire, un bon placement, ainsi que l’écrivait Mme de Saint- Lambert, amie des Philosophes : « Il faut se sacrifier au bonheur des autres pour que les autres se sacrifient à nous. Tout est fondé sur une réciprocité. On fait un prêt, dont on perçoit les intérêts. C’est la banque du bonheur, mais il y a de l’agiotage ! » A la politesse raffinée de l’Ancien Régime avait succédé sans transition la vulgarité de la Révolution, la suppression des appellations de « Monsieur », « Madame » et du vouvoiement remplacé par le tutoiement, ce qui a d’ailleurs conduit à la tuerie. Dès que cèdent les barrières patiemment édifiées au cours des siècles, déferle une barbarie à laquelle on veut chercher d’autres causes. Lorsque des Anglais, dits « les monstres de Chester » avaient filmé les tortures infligées jusqu’à ce que mort s’ensuive à des adolescents, bien des gens s’étaient indignés d’une telle sauvagerie, et Philippe Jullian, au lieu de se joindre au choeur des lamentations, s’était contenté d’observer : « Ce ne sont pas des monstres, ce sont seulement des gens qui n’ont pas été élevés, on ne leur a jamais dit que cela ne se faisait pas… » C’est le même qui devait du reste observer un autre jour : « Tous les gens sont mal élevés, mais les gens du monde, au moins, savent qu’ils le sont… »
En effet, cette fraction de la société, considérée jadis comme une élite, a voulu elle aussi s’émanciper des règles grâce auxquelles son statut social avait jusque- là survécu, croyant sans doute se sauver en augmentant le nombre des coupables et se déclarant libérale alors qu’elle avait seulement peur de perdre ses privilèges. C’est d’ailleurs ce que Nietzsche avait diagnostiqué en prévoyant la disparition des élites. La grossièreté, de langage ou de pensée, a été baptisée franchise. Une femme du monde assise à table à côté d’un écrivain lui avait déclaré en guise d’entrée en matière : « Je n’aime pas du tout vos livres ! », et devant l’air évidemment interloqué du romancier, elle avait ajouté : « Je suis franche, moi, je dis ce que je pense… » A quoi l’auteur avait répliqué : « Je suis franc, moi aussi, et je dis ce que je pense : à votre âge on ne s’habille pas comme une gamine de quinze ans… » Il s’était fait traiter de grossier personnage, au mépris de toute logique. Ainsi l’impolitesse apparaît- elle en de nombreux cas comme l’esprit des lâches ou des imbéciles.
Assez curieusement aussi, l’impolitesse a changé de camp : être impoli, aujourd’hui, c’est souligner celle d’autrui et s’en indigner. Il est impoli de ne pas céder la place à trois jeunes femmes marchant de front en se tenant par le bras ; il est impoli de se plaindre à ses voisins du bruit que leurs enfants font à deux heures du matin ; il est impoli d’arriver à l’heure à une réception et je me souviens qu’un soir, sonnant à l’heure dite, et déjà tardive, la maîtresse de maison s’était écriée : « Ah ! vous et votre maudite exactitude ! » Et dans ces dîners parisiens, servis à l’heure espagnole, on est impoli envers une dizaine de personnes exactes, afin de se montrer poli envers deux retardataires qui se considèrent comme plus importants que les autres convives puisque ceux- ci ont dû attendre leur bon plaisir.
Etrangement, ce recul de la civilisation dans les rapports humains s’accompagne d’un regain de sensiblerie qui touche à l’infantilisme. En effet, alors que la notion de famille est de plus en plus contestée, au point que le mariage entre deux êtres de sexes différents apparaîtra comme une fantaisie, voire une provocation s’il est aussi religieux, les mots de « papa » et « maman », jadis réservés aux marmots lorsqu’on s’adressait à eux, s’appliquent désormais à tous. Des commentateurs de télévision, des journalistes radiophoniques ou non, parleront du « papa » de Louis XIV, de la « maman » de Hitler et bien des gens s’adressant à des octogénaires leur demanderont si leur « maman » ou leur « papa » les a fessés lorsqu’ils étaient petits… Autrefois, il n’y avait que Paul Guth pour se trémousser en parlant de son « papa » et de sa « maman », ce qui l’a sans doute empêché d’entrer à l’Académie.
Aujourd’hui, bien des gens ont adopté ce langage et me font regretter l’époque où les paysans, les soldats, parlant de leurs père et mère, disaient « le vieux » ou « la vieille »…
Impolitesse et ingratitude aujourd’hui vont de pair, car remercier n’est pas « citoyen ». Le président Mitterrand avait ainsi dit un jour à un ambassadeur : « Je veux créer un monde où personne n’ait à dire merci… », ce qui est normal dans une société où les droits priment les devoirs. Jadis il existait un ministère intitulé de « l’Instruction publique ». Quand cette antique et républicaine institution produisit plus d’analphabètes que de lettrés, on la rebaptisa « ministère de l’Education nationale », ajoutant ainsi une seconde faillite à la première. En effet, il suffit de voir les amas de jeunes gens hirsutes et débraillés devant l’entrée des lycées, refusant le passage aux piétons et les insultant au besoin, pour constater que l’Education nationale n’a pas plus éduqué que l’Instruction publique n’avait instruit.
Autre signe des temps, le déclin corrélatif du langage et de la tenue. Les enfants des meilleures familles s’habillent de frusques ou de guenilles dont des pauvres du siècle dernier n’auraient pas voulu et que les associations dites caritatives refuseraient si on les leur offrait. Une femme à la fois de coeur et d’esprit, navrée de la tenue de ses petits- enfants, leur avait dit un jour : « Vous faites du tort aux vrais pauvres… » Mais qu’attendre d’une jeunesse, ou du moins d’une partie de cette jeunesse, qui vit dans le moment présent, fume des joints, n’a pas d’horaires et se glorifie de son ignorance ? Un jour qu’une aïeule demandait à son petit- fils ce qu’il voulait faire plus tard, l’adolescent boudeur lui répondit sobrement : « Cassos… » La vieille dame crut avoir mal entendu et le fit répéter. A la fin, l’adolescent condescendit à s’expliquer : « Je veux devenir cas social… » En cette hypothèse, il n’aura guère besoin de langage articulé et pourra, comme beaucoup de ses semblables s’exprimer en ce que l’auteur dramatique Jean- Pierre Grédy appelait des « onomatopées de HLM »
Ainsi une jeune fille de grande bourgeoisie rentrant d’une soirée chez des amis en donna-t-elle devant moi ce compte rendu succinct. « C’était bien ? lui demanda sa mère.
— Super !
— Le buffet était bon ?
— Super !
— Les invités étaient agréables ?
— Super !
— Tu t’es bien amusée ?
— Super ! »
La mère, ainsi renseignée, demeura « cool » et n’insista pas, heureuse que sa fille fût rentrée fraîche et en bon état, car dans beaucoup de soirées les « jeunes » boivent tant que l’on peut voir, à l’aube, de tristes spectacles sur le trottoir. Aussi bien des maîtresses de maison prévoient- elles des tickets que l’on distribue à l’entrée et qui donnent droit à un nombre limité de boissons alcoolisées…
Extrait du livre “Nouveau savoir-vivre – éloge de la bonne éducation“, de Ghislain de Diesbach, publié aux éditions Perrin, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.
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