« À l’origine, Le Provençal s’appelait Le Petit Provençal, journal quotidien régional de Marseille et du sud-est de la France, publié entre 1880 et 1944 ».
Comme « Le Petit Marseillais », devenu « La Marseillaise » en 1944, Le Petit Provençal avait collaboré avec le régime de Vichy. Ce qui en a fait à la Libération une cible de choix pour Gaston Defferre (1910-1986), résistant des premiers jours, membre de la SFIO, et ses amis. Gaston Defferre a été un résistant exemplaire. Son courage, enraciné dans un caractère affirmé, sera toute sa vie sa marque de fabrique. Pendant que François Mitterrand recevait la Francisque, il risquait sa vie et créait le réseau de résistance « Brutus ». Les hommes de Gaston Defferre « débarquèrent » donc à la Libération le patron d’alors, Vincent Delpuech, radical socialiste pétainiste, « cousin politique » du socialiste Defferre. Sont alors nés rapidement Le Provençal et Le Soir (août et septembre 1944), promis à un long avenir.
Il convient de regarder de près qui sont alors les hommes de Gaston Defferre qui mettent la main sur Le Petit Provençal. « En août 1944 durant les combats pour la libération de la ville, Xavier Culioli (1896-1978) (futur secrétaire général de la police pour les Bouches-du-Rhône et futur directeur du Provençal, grand résistant et militant socialiste), Nick Venturi (1923-2008), truand notoire du milieu marseillais, et André Ambrosi (1914-1964) militaire s’étant récemment évadé du camp de Sens (Yonne) et membre très actif des FFI “libèrent” et occupent le siège du Petit Provençal, accompagnés de plusieurs hommes armés (…) » (source : notice Wikipedia du Provençal).
Dans la même période, La Marseillaise est donc devenue le quotidien du PCF, tandis que Le Provençal allait s’affirmer comme l’outil d’une ambition personnelle sous pavillon « socialiste ». Et cela marquera longtemps son positionnement politique, jusqu’à la disparition du patron en 1986. Un « règne marseillais » commençait. Gaston Defferre a été à sa manière républicaine un féodal, à l’origine d’une famille d’édiles qui occuperont au fil des années les postes stratégiques de la ville et du Département. Ces édiles, « gauche » et « droite » confondues et généralement connivents, devront souvent tout à leur patron qu’en général ils serviront fidèlement, quitte parfois à le combattre dans le cadre électoral. La partie n’a pas toujours été facile pour Gaston Defferre, mais il s’est toujours battu farouchement sur tous les fronts. Il pouvait ainsi en début de nuit venir en personne (solidement encadré) demander des comptes à La Marseillaise suite à un article qui lui avait déplu !
Gaudin lui-même, maire actuel (2018) de la Cité phocéenne, a commencé sa carrière dans l’ombre du grand Gaston, et il personnifie une génération de dirigeants qui, peu ou prou, ont partagé la gestion de la ville et les orientations économiques et politiques qui ont contribué à en faire ce qu’elle est, une métropole à présent en crise économique profonde qui fut longtemps un centre industriel et portuaire de premier ordre.
Le Provençal, instrument d’une politique personnelle
À la Libération, la SFIO est dans une situation délicate. Si La Marseillaise naît de la volonté du PCF et de ses résistants auréolés du combat libérateur, devenant un « organe du Parti Communiste », Le Provençal a dès son apparition été le fait d’un homme et de son équipe, une poignée de résistants socialistes déterminés, quand nombre de députés de la SFIO (90 sur 126) avaient voté les pleins pouvoirs à Pétain et que le parti sortait de l’Occupation sans gloire.
Alors que les combats se poursuivent dans la ville, le nouveau patron s’empresse de publier une feuille revendiquant la naissance d’un nouveau journal, contre la presse collaborationniste marseillaise, les titres « Le petit Marseillais », Marseille Matin » et les journaux du soir « Soleil », « Marseille Soir » et « Radical », qui dans la foulée s’effacent sans retour en compagnie du « Petit provençal ». Précisons que dans tous les cas, les ordonnances sur la presse de 1944 préparées à Alger prévoyaient la disparition des titres qui avaient paru sous l’Occupation.
Avocat, Gaston Defferre a adhéré à la SFIO en 1933, puis « est devenu un des dirigeants du parti socialiste clandestin sous l’Occupation (…). Maire de Marseille à la Libération (1944-1945), puis député des Bouches-du-Rhône (1946-1958), il exerce des fonctions gouvernementales sous la IVe République, notamment comme ministre de la France d’outre-mer (1956-1957) dans le gouvernement Guy Mollet. À ce poste, il élabore la loi-cadre sur la réforme du statut des territoires de l’Union française (loi Defferre, 23 juin 1956) engageant ces pays dans la voie de l’indépendance. À partir de 1971, G. Defferre soutient l’action de François Mitterrand à la tête du nouveau parti socialiste. Directeur du quotidien marseillais le Provençal (1951-1986 ) et président du Conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur de 1974 à 1981, il devient ministre d’État, ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation dans le gouvernement Mauroy (1981). Il est l’instigateur de la loi du 2 mars 1982 sur la décentralisation. »De nouveau maire de Marseille à partir de 1953, élu sénateur (1959-1962), puis réélu député (à partir de 1962) des Bouches-du-Rhône, G. Defferre échoue dans sa tentative de regroupement avec les centristes dans une « Fédération démocrate socialiste », ce qui le conduit à retirer sa candidature à la présidence de la République contre le général de Gaulle en juin 1965. Une nouvelle fois candidat en 1969, il obtient 5,01 % des suffrages exprimés.
On imagine les contorsions de la « ligne éditoriale » du journal au gré de l’actualité politique, au moins jusqu’à l’Union de la Gauche en 1971. Aussi, pour être sûr de ses troupes, Gaston Defferre voulait consulter la une de son quotidien avant impression, la nuit donc, qu’il fût à Marseille ou à Paris. Il exerçait une autorité stricte, bon enfant mais pesante sur sa rédaction, et en était profondément respecté et craint.
L’histoire du Provençal se confond avec le destin de son patron jusqu’en 1986, date de sa mort, digne d’une tragédie. Mis en minorité à la fédération socialiste par Michel Pezet, une première depuis 1945, il rentre chez lui à la rue Neuve Sainte-Catherine, où il s’effondre. Son premier successeur en tant que maire, le professeur de médecine Robert Vigouroux, ne pourra pas le sauver. Et Le Provençal va se retrouver comme tant de « grands quotidiens de province » et de Paris, pris dans le tourbillon des achats, des rachats dont sont victimes les organes de presse privés d’une ligne éditoriale précise ou d’une volonté politique incarnée par un puissant personnage. Notons que ce handicap, que n’avait pas le journal La Marseillaise, n’a pas empêché ce dernier de connaître la descente aux enfers avec le Parti dont il a porté les couleurs, voir notre article du 21 mars 2018.
De Defferre à Lagardère, puis Hersant et enfin Tapie
Le 3 Juillet 1987, le groupe de presse Le Provençal intègre l’ensemble médiatique formé par l’industriel Jean-Luc Lagardère autour de la société Hachette. En 1997, sous la houlette de Jean-Luc Lagardère, nouveau patron (lointain) du titre, Le Provençal fusionne avec Le Méridional pour devenir La Provence. Le début du déclin se confirme, le lectorat commence à se lasser. M. Lagardère avait nommé un technocrate à la tête du titre, ce qui se traduisit par un désastre financier que la création des « suppléments quartier » ne réussit pas à compenser. Le groupe Hersant rachète le titre en 2007 et le revend à Bernard Tapie en 2013.
Pour indication (chiffres approximatifs), au moment de la fusion du Provençal et du Méridional, le premier tirait à 140 000 exemplaires et le second à 70 000 exemplaires. La Provence est créditée aujourd’hui (2018) au mieux d’un tirage de 60 000 exemplaires, étant entendu que le chiffre du tirage n’est pas celui des ventes.
Le déclin d’un journal
Le Provençal a été le journal des militants socialistes marseillais et plus largement provençaux (Sud Est). On peut avancer que les fluctuations de la ligne de la SFIO puis du PS démontrent l’attachement de ces derniers plus à un patron incontesté et à ses lieutenants qu’à des convictions politiques précises. Mais la guerre froide a longtemps structuré les contradictions entre les forces politiques françaises, et les quotidiens marseillais pouvaient se quereller, se traîner dans la boue et faire assaut de papiers vengeurs, ce qui profitait à chacun, ceci n’empêchant en rien les journalistes concernés d’avoir souvent les meilleures relations de comptoirs dans certains établissements du centre ville (bar Le Péano au Cours d’Estienne d’Orves par exemple). La disparition du Méridional, dont nombre de journalistes ont été intégrés (non sans douleur) à La Provence, a privé une partie de l’électorat de droite de son « pain quotidien » et La Provence s’est mué en organe consensuel voué à l’AFP, au jeu de boules, et au soutien des pouvoirs en place. Pour certains, seul l’OM a sauvé la mise de ce quotidien, surtout depuis que les décès et les programmes cinéma ou TV sont devenus accessibles sur internet. La logique des concentrations a touché d’autres journaux voisins. Avec un succès mitigé.
Gaudin, qui a appuyé la fusion des titres, n’a pour sa part guère innové dans l’exercice de son pouvoir, tandis que La Marseillaise ne pouvait plus revendiquer être le porte voix d’un discours contestataire sinon révolutionnaire crédible.
Évoquer la lente descente aux enfers de ce monstre hybride qu’est devenu « Le Provençal-La Provence » doit en outre être explicité par le déclin économique d’une ville sur fond de multiplication des sources d’information ou de désinformation et, ne l’oublions pas, de la raréfaction des points de vente. On peut également évoquer les transformations démographiques qui ont affecté Marseille et sa région. Privée d’un contenu clair et reconnaissable, La Provence doit sans doute encore une partie de sa diffusion à une frange relativement âgée de la population, au combat acharné de sa régie publicitaire, et à sa rédaction sportive.
Journaux et écosystème
Un journal est un organisme vivant qui ne peut sans doute s’épanouir que dans un écosystème favorable, ligne éditoriale pertinente (relativement à un lectorat ciblé), points de vente assez nombreux, élargissement sur le Net de type service (par exemple), pourquoi pas organisation de manifestations de type Ricard La Marseillaise. Mais reste une loi d’airain : il faut savoir qui parle, à qui, et ce qui doit être dit.
Un organe de presse s’adresse (en principe) à des lecteurs, et donc à des consciences, et porte (en principe) un discours dont la pertinence est variable selon les circonstances. Si l’on prend en compte les évolutions de la presse écrite aujourd’hui, on est en droit de supposer que globaliser une information largement uniforme, que l’on retrouve dans les autres médias, et donc ne s’adresser à personne en particulier, reste à priori efficace à la télévision, mais suicidaire pour les journaux dits traditionnels.
Si Gaston Defferre avait vécu plus longtemps, aurait-il présidé à la fusion des titres Le Méridional et Le Provençal ? Lui qui a, premier patron de presse à le faire en France, informatisé son journal, serait-il passé à côté de la révolution numérique ? Aurait-il pris le temps de forger des équipes plus autonomes pour alléger le poids de ses responsabilités en cette matière ? Cela eût-il suffit ?
À l’heure où l’expression des citoyens ne compte guère, où le vote n’induit plus un changement des lignes politiques (souvenons-nous du référendum de 2005) et où les hommes politiques paraissent interchangeables à l’ombre de l’UE, serait-il vain d’espérer un renouveau de la presse d’opinion, puisque « les opinions » ont dû céder, largement, la place à « une opinion » ?
La presse, notamment papier, a besoin d’un milieu démocratique, du combat des idées, et de l’indépendance de ses rédactions, de pluralisme tout simplement, pour s’épanouir. Son déclin continu n’est sans doute que le reflet du l’uniformisation idéologique de la société. Un espoir de la voir renaître existe donc, à savoir le retour de la France à une véritable démocratie respectueuse des citoyens, et des journalistes (ah la Charte de Munich des journalistes de 1971 !)… Comme dirait Raffarin, le chemin est droit, mais la pente est rude !
Pour en savoir plus : Gaston Defferre, Georges Marion, Albin Michel, 1989.
Lu sur l’OJIM