Salò et les fantômes de la République sociale italienne

Salò, quelques milliers d’habitants, jadis résidence du « Capitaine de Venise » de la « Sérénissime » dans ses possessions du Nord vénitien, est aujourd’hui une charmante station balnéaire, comme ses villes-sœurs de Gardone-Riviera et Gargnano. Elles s’étirent toutes sur la côte occidentale du Lac de Garde, aux confins de la Lombardie, de la Vénétie et du Trentin/Haut-Adige. Comme partout sur les rives ensoleillées des autres grands lacs italiens – lac Majeur, lac de Côme, sans oublier Orta, Varèse ou Iseo, plus petits – la végétation toute méditerranéenne donne un petit air de Côte d’Azur à la montagne dans cette région parcourue par Goethe, Chateaubriand, Flaubert, Liszt et bien d’autres. Cyprès bien droits, cèdres géants, pins parasols cohabitent avec des palmiers. Même le buis, les roseaux et les chênes se risquent jusqu’aux bords du lac de Garde (370 km2) qu’abandonnent oliviers, vignes et citronniers poussant un peu plus haut.

C’est ici que Benito Mussolini, après sa rocambolesque évasion du Grand Sasso le 12 septembre 1943, organisée par le colonel SS Otto Skorzeny, choisit d’installer l’administration de la République sociale italienne (RSI), donnant à la ville un petit air de « Vichy à la sauce italienne », car villas et hôtels furent réquisitionnés pour y loger ministères et personnel. Curieusement, ces murs conservent aussi le souvenir du libérateur Garibaldi, qui en avait fait son quartier général en 1866. (N’oublions pas qu’ici nous sommes à une volée de boulets du champ de bataille de Solferino.) (1)

A tout seigneur, tout honneur, c’est à Gargnano, à deux pas au nord de Salò, que le chef du fascisme italien choisit de résider, plus exactement à la Villa Feltrinelli, (à ne pas confondre avec le Palazzo du même nom dans la même ville), une extraordinaire bâtisse à quatre niveaux, avec une tour, le tout aux tons pastels, ocres/rosés. Elle est lovée au cœur d’un parc splendide aux riches essences arborescentes, ceinturé de murs et de grilles. C’est dans ce somptueux jardin que Rachele, l’épouse du dictateur, élevait deux vaches, des poules et… des porcs ! La façade ouverte sur le lac, avec son haut portique surmonté d’une terrasse à balconnades Médicis, est impressionnante. Mais l’accès à l’ensemble de la résidence, transformée en hôtel de luxe, est des plus difficiles, et il faut vraiment ruser pour prendre des images.

Salò, une si jolie petite ville
En parcourant les rues de Salò, on tombe ici ou là sur différents immeubles qui ont abrité les services ou les ministères de « L’Etat républicain fasciste » proclamé par le Duce depuis l’Allemagne, le 24 septembre 1943. Etat qui régnera ou tentera de le faire sur l’Italie du Nord et ses quelque 25 millions d’habitants pendant près de dix-neuf mois, avant la chute fatale.

En suivant le Lungolago Zanardelli, la promenade du bord de lac, on tombe successivement sur l’ex-Albergo Italia, siège de la Garde du Duce, sur le Palazzo della magnifica patria – aujourd’hui l’hôtel de ville – hier PC de l’ufficio interpreti, puis, au fond d’un parking, sur l’ex-lycée Fermi où logeaient les quartiers généraux de la Brigade Muti et de la célèbre Decima MAS du comte Valerio Borghese. L’opulente villa Angelini, où un palmier de bonne hauteur semble monter la garde, était le siège de la presse nationale et étrangère accréditée en RSI. Sur la Piazza Carmine, bordée par une haute porte du même nom, se trouve la villa Amadei, de style vaguement Art Déco, l’antre de l’ancien ministère de la Culture populaire. En face, le grand bâtiment à la façade ocre foncé sert de siège à la Croix rouge italienne ; hier, c’était le siège de la division « spectacles » du ministère de la Culture. On a casé les affaires étrangères à la villa Simoni, place Victor-Emmanuel II, le commandement de la Garde nationale républicaine au collège civique et la direction de la Police nationale républicaine Palazzo Castagna, aujourd’hui une agence bancaire. Il est arrivé, quelquefois, que le leader italien harangue ses partisans – de moins en moins nombreux au fur et à mesure que les alliés remontaient la botte – place Zanardelli, un décor d’opérette digne du Châtelet attendant un improbable Luis Mariano… Mais ce n’était plus les foules immenses et enthousiastes qui battaient autrefois, telles des vagues déferlantes, les marches du Palais de Venise à Rome.

On profitera de la proximité de la station de Gardone-Riviera au nord de Salò, où était installée, villa des Ursulines, la présidence de la République, pour visiter l’étonnant domaine de La Vittoriale, qui appartint au célèbre poète et condottiere Gabriele d’Annunzio (1863-1938), fondateur en 1920 de la « Régence italienne de Carnaro » à Fiume, l’actuelle Rijeka croate. Membre de l’Académie royale de Belgique à titre étranger, il fut honoré en 1924 du titre de « Prince de Montenevoso », avant d’intégrer également l’Académie royale italienne en 1937. Hostile au nazisme et réservé sur le fascisme mussolinien, il eut cependant droit à des obsèques nationales au lendemain de sa disparition, le 1er mars 1938, des suites d’une hémorragie cérébrale. Les Allemands logèrent quelque temps, au pavillon Mirabella, Clara Petacci, « Claretta », la dernière maîtresse du Duce. Celui que Clara appelait « Ben » dans l’intimité ignorait qu’il passait là ses deniers moments de bonheur. Ce parc, situé sur les hauteurs de Gardone, au-dessus du jardin botanique où trois ou quatre restaurants se disputent la clientèle des touristes, offre aux visiteurs, depuis le sommet de son amphithéâtre, une vue à couper le souffle sur le lac de Garde.

Tout un ensemble de curiosités retient leur intérêt. Tout d’abord un musée, où sont exposés dans de larges vitrines tous les objets usuels ainsi que les costumes et paires de chaussures qui accompagnèrent la vie de D’Annunzio. Sa villa, La Priora, où il vécut – une incroyable suite de pièces sombres encombrées de tout le bric-à-brac d’un collectionneur un peu maniaque – conduit à l’auditorium, où est projeté un film retraçant la vie mouvementée du poète. Au plafond est suspendu l’aéronef du grand homme, pilote et combattant de la Grande Guerre, avec lequel il effectua un raid sur Vienne le 9 août 1918. Le mausolée où il est inhumé, une succession de vastes terrasses circulaires, couronne le tout, point culminant du domaine. Juste avant d’y accéder, on aura pu contempler, abritée dans un hangar, en cale sèche, une vedette lance-torpilles de la « X-MAS » qui fit des ravages dans les flottes alliées.

La tragédie de Vérone
En circulant dans cette région, on ne peut échapper à l’attraction de Vérone, la célèbre cité où Shakespeare situe le cadre des amours contrariés de Roméo et Juliette. Inutile de chercher bien longtemps le non moins célèbre balcon sanctuarisé dans la tragédie shakespearienne, la foule des touristes arpentant la via Capello s’agglutinant Casa di Giuletta nous indique le chemin. C’est dans cette ville de Vénétie au Castelvecchio, qui déploie ses tours et ses murs crénelés dans l’axe du pont Scaglier enjambant l’Adige, que se tint en janvier 1944 le fameux procès qui envoya à la mort bon nombre des membres du Grand Conseil fasciste. Ils avaient révoqué le Duce, le 24 juillet 1943, par 19 voix pour, 7 contre et 2 abstentions. Parmi eux, le propre gendre de Mussolini, le comte Ciano, 40 ans ! Les Allemands, comme les hiérarques du Parti fasciste restés fidèles à leur chef, voulaient faire de ce procès, et des condamnations qui s’en suivirent, un exemple à méditer par tous les « traîtres ». Drame cornélien pour le chef de la RSI, qui laissa le père de ses petits-enfants se faire fusiller par un peloton d’exécution dans la cour de la forteresse, le 11 janvier à l’aube. Les suppliques de sa fille n’y firent rien : la raison d’Etat était plus forte que les liens familiaux. Farce à l’issue tragique qui laissa Benito, selon sa femme Donna Rachele, prostré et sans voix… Bientôt, le grand metteur en scène du fascisme – cette recherche d’un compromis brutal entre les exigences sociales et nationales – allait rejoindre le théâtre des ombres, celui des grandes tragédies historiques qui ne cessent d’alimenter les rayons des librairies.

La fin dramatique du Duce
Le 16 avril 1945 a lieu à Gargnano le dernier conseil des ministres de la République sociale italienne. Le 25 Mussolini, après avoir quitté sa capitale provisoire et rencontré en vain des membres du Comité de libération nationale au siège de l’évêché de Milan afin de négocier une reddition dans l’honneur, remonte vers la rive occidentale du lac de Côme. Ce dernier, avec ses trois sortes de fjords profonds, dessine sur la carte comme un « Y » renversé. Les alliés avancent partout, tandis que les nazis refluent vers le col du Brenner. Le but du Duce et de son dernier carré de chemises noires est de se regrouper et de résister dans la Valteline (2). Il est déjà trop tard. A Dongo, son convoi est stoppé par des partisans communistes de la 52e brigade « Garibaldi ». L’escorte allemande négocie la continuation de sa route vers le nord, sans accrochage dommageable pour les deux parties. Les partisans acceptent, mais ils exigent de fouiller les véhicules. Bien que revêtu d’une capote et coiffé d’un casque allemands, le Duce est reconnu : « Excellence, c’est vous ? », s’écrie l’un des maquisards.

Arrêté avec ses quelques fidèles et sa maîtresse Clara Petacci, qui a refusé de l’abandonner, ils sont tous emmenés à la caserne des carabiniers de Germasino. Le 28 avril à 16 heures, ils pensent être exfiltrés de la ferme de Bonzanigo où le couple de fugitifs a passé la nuit, pour être jugés, espèrent-ils (3). Trop tard, l’ordre fatal est arrivé… (De Londres ou de Milan investie par les communistes ?) Walter Audisio, alias « colonel Valerio », les abat devant le portail de la villa Belmonte à Azzano di Mezzagra. Leurs deux corps rejoindront dans un camion ceux de leurs compagnons qui ont subi le même sort, dont Pavolini, le dernier secrétaire-général du Parti fasciste, et celui du propre frère de Claretta. Ils seront ignominieusement exposés à la vindicte de la foule, profanés avant d’être suspendus à la poutrelle d’un garage en construction. C’était place Loreto, à Milan, il y a 69 ans…

Ainsi s’achevait, dans un décor grandiose, la « maudite » épopée des protagonistes de la République sociale italienne, dite RSI ou encore République de Salò, dont les fantômes hantent peut-être encore les rives du lac de Garde et du lac de Côme…

Jean-Claude Rolinat

(1) Solferino, victoire des Franco-Piémontais contre les Autrichiens le 24 juin 1859, au prix de… 11 000 morts et 23 000 blessés ! A voir, musée, tour panoramique, chapelle et ossuaire, ainsi qu’une statue et un monument érigés à la mémoire d’Henri Dunant, fondateur suisse de la Croix rouge.

(2) Lire ou relire l’article d’Alain Sanders paru dans le numéro de Présent du 28 avril 1993 : « Avril 1945 Valtelina : per l’onore ! »

(3) Au moment de son arrestation Mussolini, selon divers témoignages et particulièrement celui de Dino Campini, son dernier ministre de l’Enseignement, détenait des documents d’une grande valeur historique, et peut-être compromettants pour certains alliés. (Notamment une correspondance fournie avec les Britanniques, et plus particulièrement avec le premier d’entre eux). Le machiavélique Winston Churchill a-t-il voulu se débarrasser d’un témoin gênant comme cela a été, semble-t-il, le cas avec le général polonais Sikorski ? (Lire « L’avion, ce mystérieux tueur de célébrités », éditions de l’Atelier Fol’Fer).

 

Lu sur Présent

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