Les meilleures enquêtes sur les Gilets jaunes ont été réalisées par les journalistes « immergés » tels l’indépendant Vincent Lapierre, Rémy Buisine de Brut ou les reportages aux long cours de la chaine russe RT. Les journaux locaux de province n’ont pas été en reste. Nous avons sélectionné (avec l’autorisation de la publication) un remarquable article de Pierre Escaich paru dans le périodique L’AggloRieuse de Montpellier. Le site de la publication L’AggloRieuse, l’information sans concessions, se trouve ici.
Grande enquête en immersion dans le mouvement, de l’espoir à l’impasse…
Le premier temps fut celui de la fraternité. Le deuxième temps, en enfilant les « gilets jaunes » de naufragés de la route, ils allaient faire payer leurs péages et autres radars qui empêchent de circuler librement. Le troisième temps fut celui loin de ses bases, où l’on a vu à Paris, qu’un pouvoir centralisé qui enferme, enfume, a fait des « gilets jaunes » une foule haineuse, ce qu’ils ne sont pas. Et le quatrième temps est le retour aux sources qui se perd entre grands blablas, manifestations à répétition et calculs politiciens. La valse à trois temps des « insoumis », du RN et d’En Marche ! nous mène dans une impasse et peut-être un naufrage de haines et de mensonges. Bienvenue dans cette histoire vraie.
Acte I. Ronds-points et fraternité !
J’ai trouvé géniale l’idée de se retrouver sur un rond-point et de sortir le gilet jaune qui ne m’avait jamais servi. Un copain m’y a amené, moi qui ai une petite masure dans une campagne avoisinante de Montpellier. Avec mon pote Albert – Bébert pour les intimes –, on est arrivés avec des croissants dès 6 heures, le café était prêt et il fallait que l’on s’organise pour tenir notre rond-point. Quelqu’un avait apporté des étiquettes pour qu’on affiche notre prénom ou notre surnom sur notre gilet jaune. Tout de suite, le tutoiement est de rigueur. « Et toi, Pierre, tu viens d’où ? Tu fais quoi ? » On échange, on s’observe. Ce sont les femmes qui sont les plus nombreuses, en tout cas les plus vaillantes.
Des fourgons, des voitures de chasseurs, une bétaillère avec du bois et des palettes. Certains se sont occupés des banderoles de revendications, d’autres du brasero fait de bidons. Une communauté disparate se fait jour sans le savoir. Tout est parti des réseaux sociaux et de Facebook, des bistrots aussi. Nous sommes les nouveaux Indiens, les aventuriers du gasoil, les mercenaires de nulle part, qui en ont marre d’être taxés et de compter sans cesse le moindre centime d’euros.
Alicia, cheveux courts, la quarantaine, est petite, un peu forte, un langage un peu brut, franc et gaillard. Elle a trois gosses et a laissé son mari à la maison. Pauline, la trentaine, est plutôt mignonne, douce, les cheveux longs, noirs et bien peignés. J’ai appris qu’elle a deux gosses et qu’elle a largué son mec, un fainéant. La troisième, Françoise, physique d’une femme qui fut belle mais marquée par le travail, très sympa, plutôt la cinquantaine, tient un restaurant toute seule, parle bien, est intelligente et posée. Elle sait où elle va. « J’ai fermé mon resto pour la journée, il faut être solidaire. »
Café et des petits-beurre
Tout en expliquant aux gens notre lutte, on se convainc et on cause de nos vies… et de nos problèmes. « Avec leur prime à la casse, même s’ils nous filaient 5 000 €, on ne pourrait pas les acheter, leurs voitures à 30 000 € ! » Et le sage Maurice de dire : « Moi, je viens de faire changer les pneus, de faire des réparations sur ma vieille Ford Fiesta, et j’en ai eu pour 500 €. Salée, l’addition, et avec 20 % de TVA, TVA pour produits de luxe, soit 80 € pour l’État ! C’est à pleurer, nos voitures nécessaires à nos déplacements sont leurs vaches à lait. Heureusement que le garagiste est arrangeant, je vais payer en cinq fois. »
Un peu plus tard : « Tiens, voilà les poulets ! Eh, Jo, tu leur proposes du café et des petits-beurre. » Le chef est cordial, poli, il donne ses consignes en nous interrogeant. Un peu paternaliste : « C’est bien, les gars, restez comme ça, restez calme ! Vous êtes combien ? Cinquante ? » Et tandis qu’ils poursuivent leur route, les deux petits jeunes képis qui le suivent me glissent : « Aujourd’hui, on n’a pas le droit de mettre les gilets jaunes réglementaires, pour qu’on ne nous confonde pas. Mais tenez bon car à nous aussi, ils nous suppriment nos primes et ne nous payent pas les heures supplémentaires. » Ils nous font un clin d’œil en nous serrant la main.
Le Polonais, il va payer
Un mauvais coucheur qui veut forcer le barrage, ne voulant pas attendre. On le calme avec force et on le retient pour lui montrer qu’il ne faut pas nous la faire. Un autre nous raconte une urgence familiale, et si on ne le croit pas, on le laisse passer. Un jeune « gilet jaune » voudrait forcer un automobiliste à mettre son gilet sur le pare-brise pour montrer sa solidarité. « Éric, on ne force pas, laisse tomber ton idée », lui gueule aimablement un vieux.
Un des « gilets jaunes » voit arriver une camionnette immatriculée en Pologne. Il se cabre, s’excite tout seul, fonce devant avec la barrière. Il est arrogant et silencieux, décidé et comme revanchard. On le laisse puis, dix minutes plus tard, voyant qu’il s’obstine, on l’interroge. « Ah non, les Polonais, ils ont tué mon entreprise de transport. Je suis encore routier chez un patron, et lui, je vais lui faire payer. » Il a fallu plus d’un quart d’heure pour qu’il accepte de laisser passer le Polonais. On se chauffe autour du brasier, on échange.
Commerçants, artisans, ouvriers, sages-femmes, infirmières, ambulanciers, que des travailleurs sur le rond-point ! Pas d’assistés ! Des salaires de misère, une honte jusque-là avalée. Le sentiment enfin qu’ils ne sont pas seuls à galérer. La découverte que celui qu’on croise sur la route, chez le boulanger ou en grande surface ne vit pas mieux que nous. Des vies souvent cachées entre Plus Belle la vie, L’amour est dans le pré ou La villa des cœurs brisés, ou bien cassées à cause d’un divorce, des crédits à payer, et des salaires qui n’augmentent pas, alors que les prix et les taxes ne s’arrêtent pas de grimper. Heureusement qu’il y a le jardin, la famille, les parents pour garder les enfants !
J’ai voté Macron
On chambre Pascal avec bonheur, qui a voté Macron et a fait la campagne d’En Marche !. « On a le droit de se tromper ! – Ouais, moi je suis au RN, mais j’ai voté blanc car Marine m’a déçu pendant le débat ; elle était nulle. La prochaine fois j’espère que ce sera Marion ! » fait François… « Tu vois, Éric, le charpentier, il est de La France insoumise, et lui aussi il a voté blanc. – Moi, je n’ai jamais voté, ajoute une jeune femme, je n’y comprends rien et cela ne changera rien à ma vie. – Moi, j’ai toujours voté, cela n’a rien changé et quand j’ai voté Non à l’Europe, ils n’ont pas tenu compte de nos votes. Mais il faut toujours voter ! C’est républicain, on me l’a appris jeune ! »
La journée passe ainsi. Une équipe est partie avec des sacs-poubelles noirs pour masquer les radars, les bomber, mais pas les casser. Ils veulent nous voler, on les en empêche, c’est légal et les gendarmes nous laissent faire.
Une première journée faite de rencontres, de chaleurs partagées, malgré le froid. Une des leaders, la restauratrice, va clore la journée par un speech mobilisateur. « Aujourd’hui, on a retrouvé le mot “Fraternité”, celui qui est inscrit sur le fronton de nos mairies. Ce n’est qu’un début. Maintenant, il va falloir retrouver les mots “Égalité” et “Liberté”. On ne lâche rien, les copains ! Vous m’entendez ? » On applaudit, on se chauffe, content d’avoir fait la une des médias. On prévoit une réunion pour débriefer et organiser la prochaine. Certains ronds-points ne vont vivre que le samedi, d’autres vont s’installer dans la durée… « Demain matin, on continue », disent certains. Les artisans, les retraités et ceux qui travaillent en horaires décalés vont se relayer. On va construire une cabane, donner une âme, un PC à notre rond-point. « Les ronds-points sont à nous, ils nous empêchent de tourner en rond ! » Le Radeau de la méduse ? Pas vraiment un naufrage… Juste une tentative de redécouvrir le monde et de se réapproprier sa vie. C’est incroyable, comme un rêve !
Actes II à V : Viaduc de Millau
Les « gilets jaunes », les invisibles de la périphérie des villes ont revêtu leurs habits de lumière, celui des accidentés de la route. C’est incroyable, je n’ai pas dormi de la nuit d’avoir rencontré tant de gens aussi divers, aussi gentils, aussi réservés, aussi fraternels. Des travailleurs pauvres et des classes moyennes qui galèrent. Des gens dans la souffrance qui aident d’autres gens dans la souffrance. Beaucoup de mères célibataires, des pompiers bénévoles, des gens du Secours populaire, de la Croix-Rouge, des Restos du cœur qui galèrent autant que leurs ayants droit, leurs bénéficiaires… presque autant !
Malek, un gars qui fait les marchés, est venu avec sa fille nous apporter un couscous. C’est un fils de harki. « Il est vraiment gentil pour un bougnoule, me fait François, le gars du Renouveau national. Avec ce couscous qui arrache, il ne nous prend pas pour des pédés. » Je le regarde avec une moue de désapprobation, sans rien dire.
François reviendra me voir plus tard pour m’expliquer qu’il n’est pas raciste, mais que quand même, il y a Arabe et Arabe. « Oui, répondis-je… Et il y a cons et cons, et les cons ne savent pas qu’ils le sont, alors que les Arabes, c’est écrit sur leurs gueules, quand ils ne sont pas berbères ! » On a rigolé, un peu jaune, c’est de circonstance, et on en est resté là. La route est longue pour partager les mêmes valeurs, mais c’est déjà bien de partager les mêmes malheurs et les mêmes bonheurs, comme ce bon couscous de Malek et de sa fille.
Jeudi, comme tous les jeudis, on a réunion à la salle des fêtes du village, pour faire le point et préparer le samedi suivant.
Temple franc-mac à brûler
Une illuminée qui parle d’amour et de travail sur la transcendance et l’écoute de soi s’appelle Joëlle ; on la laisse parler. Elle est gentille. Il y a Benoît, le terrible, qui propose toujours un coup où il serait le héros d’une guerre imaginaire. Il a appris qu’il y avait un temple franc-maçon prés d’ici, et il propose qu’on aille le brûler, tout simplement. On écoute, personne ne le reprend. Tout le monde se regarde, et on passe au suivant. Il y a encore ceux qu’on n’a jamais vus et qui racontent des sornettes.
Et puis, on apprend qu’on a volé la tirelire où il y avait plus de 1 000 €, tout de même. Eh oui, c’est une vraie société où il y a les bons, les brutes et les méchants. Ce n’est parce qu’on est « gilet jaune » qu’on échappe aux vicissitudes de la société. Mais là, on accepte, on écoute et on avance.
Une fille, Clémentine, avait mis le RIC à l’ordre du jour. Un mot qui résonne. RIC, Référendum d’initiative citoyenne. Quèsaco ? On l’écoute avec bienveillance, mais tout le monde ne comprend pas tout… Abrogatoire, révocatoire, constituant et législatif, c’est quoi ce jargon ? C’est encore de la politique. Elle distribue des feuilles. On regardera plus tard. On n’est pas là pour débattre, mais pour parler action. On agit et après on voit.
C’est comme ceux qui veulent monter une association, c’est un truc de vieux. « Tu veux un président ? On n’en a pas assez d’un ? Déjà, il faut se débarrasser de celui-là, et puis pas de chef, juste des porte-parole provisoires. » On est un collectif, pas une association, on décide au fur et à mesure. On ne tombe pas dans le piège du pouvoir, qui veut qu’on déclare la manifestation, qu’on ait un président pour le mettre en prison.
Vinci, Eiffage et Bouygues s’en mettent plein les fouilles
Qu’est-ce qu’on fait samedi ? C’est la question de tous les jeudis. Ronds-points, manifs, blocages… de l’Urssaf, du Medef, des impôts, des péages, des frontières, des camions qui se sont fait acheter. On fait quoi ? On vote, on fait ce qu’on veut, on suit la majorité, on a les gosses, on travaille… On fait ce qu’on peut, ce qu’on veut, en fonction.
C’est ainsi qu’avec Bébert on a décidé de rejoindre ceux de Lodève pour rejoindre ceux de Millau et de l’Aveyron qui vont bloquer le Viaduc de Millau. « Encore un symbole de l’Occitanie et des Vinci, Eiffage et Bouygues qui s’en mettent plein les fouilles sur notre dette, avec la complicité des politiques », me clame Éric, l’artisan insoumis. « En dix ans, il est payé et remboursé, le viaduc, et ils ont un bail de 70 ans où ils nous plument. Il paraît qu’ils perdent entre 20 000 € et 40 000 € chaque samedi. C’est con mais c’est jouissif de savoir cela, tu ne crois pas ? » nous dit-il. Il emporte notre décision. Covoiturage direction Aire du Larzac pour 8 heures. Les gendarmes sont là, les « gilets jaunes » aussi.
Un gros bahut avec remorque, des mecs profilés pour ne pas se la jouer, et des femmes décidées. L’une d’entre elles apostrophe un gendarme en train de faire son boulot : « Et cela ne te gêne pas de photographier nos plaques d’immatriculation ? Tu veux que je te donne aussi mon phone et mes mensurations ? » Une autre plus polie lui envoie : « Vous feriez mieux de vous occuper des fichiers S, plutôt que faire votre fichier G ! » « Eh oui, c’est Castaner qui relance les RG, avec son ami Cohn-Bendit », jette un jeune binoclard barbu qu’on n’avait jamais vu.
Allez, en route, on rentre sur l’autoroute et on accompagne le flux des automobiles en faisant l’escargot, puis on bloque avant la sortie de La Cavalerie. C’est très pro ! Certains essayent de se faufiler, mais on les serre. Ils sont pris dans le flot des « gilets jaunes » qui s’arrêtent.
Le bahut qui s’extirpe du convoi ralentit et s’arrête. Il n’a plus qu’à se mettre en travers. L’autoroute est bloquée, le viaduc est fermé côté sud, et de l’autre côté, ils ont fait pareil. En même temps. Tout est coordonné. Le camp se monte : groupe électrogène, sono, scie pour couper le bois, barbecue, banderoles et tout ce qu’il faut pour bien manger…
Sur ce barrage, c’est échanges épars et personnels d’expériences et de numéros de téléphone. Des gens du Gard, de l’Aveyron, de la Lozère, du Cantal et même du Tarn et du Puy-de-Dôme se parlent, l’espace d’une action. Mais c’est surtout la légèreté des occupations joyeuses qui fait la profondeur de ce mouvement.
C’est festif ! On palabre, mange ou boit un coup. On a tous donné 5 € pour partager cette journée d’occupation et de lutte.
C’est le prix du pain partagé et des émotions échangées. Vers 19 heures, il faudra se claquer une bise, se dire à samedi, à mardi, ou à jeudi peut-être sur tel ou tel rond-point.
Acte VI à IX : Paris brûle-t-il ?
« T’as vu, il y a eu de la castagne à Paris. L’Élysée et les Champs-Élysées, c’est le symbole du pouvoir et de l’argent. C’est à nous ! Macron n’a pas compris qu’il a été élu par défaut, parce qu’il n’y a personne pour nous représenter et qu’on ne voulait ni des Le Pen, ni de Mélenchon. – On est apolitique et pacifique, et la plus grande avenue du monde, on a le droit de s’y promener, non ? »
On débat sur la violence ! « Mais moi, je vous dis, je suis contre la violence, mais s’il n’y avait pas eu cette violence, je vous assure qu’on n’aurait rien obtenu. Il était blanc, il a fait dans son froc, le Macron ! » Et tout le monde d’applaudir, et certains qui étaient montés à Paris de nous raconter : le bordel, le gazage, les tirs de flash-ball, les grenades de désencerclement ; et puis les barricades, les voitures brûlées et le grand n’importe quoi des objets qui volent, des vitrines qui éclatent. Cela faisait peur. « Les flics étaient débordés et certains casseurs bien organisés… Et nous, un peu perdus, entre l’envie de leur en mettre une, ou de partir sans se faire prendre. – S’il n’y a pas eu de morts de la police, il y a eu des blessés, des éborgnés, des mains arrachées, et n’oublions pas ceux qui ont été écrasés sur la route. C’est un peu comme pendant la guerre d’Algérie, n’est-ce pas Malek » dit un ancien de la FNACA.
Ça vole bas, part dans tous les sens, et Joëlle, l’illuminée, essaye de ramener à plus de gentillesse, d’amour et veut qu’on cesse de se faire du mal en critiquant les autres !
D’autres disent qu’il faut marquer une pause durant les fêtes. Beaucoup veulent mettre un pied sur la pédale, quelques-uns disent qu’il ne faut surtout pas s’arrêter, sinon c’est la fin du mouvement. C’est vrai que cela baisse un peu, un mois après ; mais tous sont d’accord qu’il faut maintenir pour repartir de plus belle, après les fêtes, vers le 10 janvier.
Avec Bébert, une idée nous vient. Et si on allait à Paris ? Un fils, une fille et de la famille à Paris. On associe « gilets jaunes » et fêtes de famille, ce n’est pas incompatible. On n’ira pas trop chez les cousins anti- « gilets jaunes ». On propose à la cantonade, pour organiser un covoiturage.
Roses jaunes pour les CRS
Du 21 décembre au 13 janvier, dates approximatives des vacances scolaires, ce sera Paris… Les Actes VI, VII, et VIII et IX des « gilets jaunes » seront parisiens ou ne seront pas.
Là, on a tout de suite été dans le bain. C’était le 22 ! Nous avions acheté un bouquet de roses jaunes afin de les offrir aux CRS, façon de marquer qu’on les aime et qu’on est vraiment pacifique. Et puis si BFMTV passait par là, ce serait bien qu’ils montrent une autre image de notre mouvement, au lieu d’éructer avec leurs experts des insanités sur nos violences, sans voir celles des flics. Leur jouissance malsaine me fait mal au ventre, moi le journaliste « gilet jaune » pas vraiment infiltré.
On erre, on se promène… durant des heures, « on promène les flics », c’est la consigne ! C’est de la manif désordonnée, au gré des portables. Nous ne sommes mêmes pas les moutons du Larzac, ni les taurillons de la Camargue. On nous annonce une armada de flics. C’est un expert parisien ès « gilets jaunes » qui nous le dit. Il se moque de nous avec nos roses : « Vous allez les bouffer, vos fleurs ! »
Place de l’Hôtel de Ville, pas de flics, un marché de Noël très calme, des boutiques qui plient au plus vite et ma fille, gilet jaune et fleurs à la main, qui rentre dans une boutique avant qu’une hôtesse apeurée ne baisse le rideau de fer : « Tenez, n’ayez pas peur, je vous offre une rose ! On est des gentils “gilets jaunes” ! » Interloquée, la femme s’arrête et regarde passer le troupeau familial chantonnant, avec sa fleur à la main.
De l’autre côté du pont qui traverse la Seine, on perçoit une armada de CRS casqués, des camions… mais sur la place, c’est discussions et découvertes. Il fait beau, on flâne même, on regarde, on chante, on lance Marseillaise et slogans comme des enfants, et il y a des enfants. Des flics arrivent. L’occasion fait le larron et nous nous approchons avec nos roses. J’en donne une à une CRS qui a un LBD. Elle est jolie, petite, souriante. Elle prend la rose, la met délicatement sur elle. Et j’en tends une autre à son chef, qui la prend et on échange. Je balbutie : « Vous savez, on vous aime, vous !… Et vous pouvez dire merci aux “gilets jaunes”, c’est grâce à eux si vous avez eu votre prime et si vos heures supplémentaires ont été payées. – On sait bien, autrement on n’aurait rien eu. » Et puis très rapidement, il reçoit un ordre dans son casque et gueule un ordre à ses hommes. La fille nous bouscule et part devant nous. J’ai à peine le temps de mettre une troisième rose dans le gilet d’un troisième gars que c’est vite la panique.
Prononcer le mot « gilets jaunes »
Je n’ai vu que la foule amoureuse et bienveillante et quelques cons. Les modérés du mouvement ont pris une claque, ils étaient révoltés.
On était à peine remis des fêtes qu’on a eu envie de chialer de ce mépris. On a vu des provocateurs qui balançaient au-dessus des manifestants des objets, des gros pétards sur les CRS. Pas malin. J’ai gueulé et ils sont venus me menacer : « T’es pas content, mec ? – Si, si, je suis très content, mais retourne à la maternelle jouer aux cow-boys et aux Indiens ! » Un attroupement se fait. Il me crache dans les jambes et se casse direct. J’ai eu peur. J’aperçois un groupe de casseurs qui se prépare à la baston. Avec Bébert et d’autres, on va voir les CRS. « Regardez-les, ceux-là, ce ne sont pas des “gilets jaunes”, ils se préparent pour la baston ! » Un flic nous rétorque : « Désolé, on n’a pas d’ordre ! – Mais, allez-y, bordel, on vous applaudirait ! » Il répond mécaniquement et impuissant : « On n’a pas d’ordre ! » On est partis, car ne restaient que les casseurs et quelques « gilets jaunes » sous les yeux des caméras des chaînes d’infos continues qui scrutaient le spectacle et s’en régalaient. Fin de partie !
Le 12 janvier, je vais à la manif. Rendez-vous 14 heures, place de l’Hôtel de Ville.
Normalement, je devrais rencontrer d’autres gars du Sud. La manif est bon enfant, musique et déguisements sont de sortie. C’est de bon augure. Par hasard, je croise, Philippe Pascot et son chapeau pas de saison. On s’embrasse. Avec l’auteur de Pilleurs d’État, on a partagé quelques salons sur les lanceurs d’alerte, et des propos sur Manuel Valls à propos du Togo. Il est « gilet jaune » dans le 93, et il est à la recherche de Priscillia Ludosky, la lanceuse de pétition qui a démarré le mouvement. On ne sait pas pourquoi, mais sans doute à cause de provocateurs, on a tout de suite été gazés ; puis on est repartis vers l’Assemblée nationale. Un monde fou. La manif est bloquée à 200 mètres de l’Assemblée nationale et il y a encore des gens qui partent de l’Hôtel de Ville. On est bloqués devant des quais et une passerelle, qui est une vraie souricière, où des gens semblent vouloir passer. Mais le pire n’est pas là, on est nassés, c’est-à-dire enfermés de toutes parts. On essaye de s’échapper car les gaz lacrymogènes et des tirs de LBD nous assaillent. On peut passer, mais sous condition : un par un, fouillé, et on doit enlever notre gilet jaune. Il n’en est pas question ! Être « gilet jaune » n’est pas un délit. « Et si on se mettait à poil, cela vous irait ? » Cela n’a fait rire personne et on est revenus dans la nasse de la manif, avec nos yeux rouges et l’excitation qui se faisait plus grande. De là où nous étions, on a vu que sur la passerelle cela castagnait dur, et que la presse TV était aux premières loges, bien emmitouflée, casquée.
Enfin, ils nous ont libérés côté boulevard Saint-Germain, évidemment là où il y avait des commerces, des passants qui faisaient leurs courses, flânaient dans les bistrots, des travaux avec de quoi exciter les casseurs, et cela n’a pas manqué. Barricades, feux et courses-poursuites. On s’est réfugiés dans un café. Incompétents ou provocateurs, c’est la question qui m’a trotté dans la tête toute la nuit. Paris, c’est fini ! Je rentre à la maison.
Actes X à XII : la dramatique impasse
Si, depuis le 19 janvier, la mobilisation est repartie à la hausse, après la mini-trêve dans des villes comme Albi, Nîmes, Perpignan, Narbonne, Carcassonne, ce sont surtout nos capitales qui ont repris du poil de la bête. Montpellier et Toulouse voguent au gré des humeurs des « gilets jaunes » de l’Occitanie qui ne sont plus aussi assidus. « Gilets jaunes », on l’est toujours, mais on ne peut pas l’être tous les jours. Les femmes, Alicia, Pauline, souvent seules, ont encore leurs enfants et leur vie ; les artisans et commerçants comme Françoise, Éric, et Malek ont leurs clients et leur affaire à faire tourner ; les salariés comme François, Paul, Pascal et d’autres peuvent se libérer quelques samedis et un ou deux soirs. Il n’y a que les retraités et les handicapés comme Maurice, Pierre, Alexandre, Bébert et Yves, qui peuvent tenir le choc, surtout que les jeunes ont déserté. Il faut remobiliser la population, dit Isabelle, qui s’est fait discrète car passant un concours d’infirmière, elle n’avait pas trop de temps. Il faut décorer les villages de gilets jaunes, de guirlandes pour montrer qu’on est bien là. Et Alexandre, l’intellectuel syndicaliste surnommé « le sociologue », de rajouter : « C’est une bonne idée, et avec mon groupe, on a préparé un questionnaire. On pourrait aller sur le marché et interroger les gens sur leurs doléances. »
Alexandre reprend : « Non. Ils ne comprennent que la violence, il faut monter un commando et une cible précise, les impôts ou une banque ! » Tout le monde se tait, personne ne répond, beaucoup sourient.
Le mouvement se fissure
Au centre du mouvement des « gilets jaunes », il y a ceux qui veulent faire des listes aux européennes et ceux qui les accusent de traîtrise. Les noms d’oiseaux volent et les insultes aussi. On se crispe ! Il y a ceux qui veulent débattre et porter les cahiers de doléances, ceux qui veulent manifester seulement, et puis ceux qui veulent débattre et continuer de manifester pour éviter l’arnaque du grand débat de Macron, qui fait son show électoral ; et puis aux deux extrêmes, soutenus inconsciemment ou sciemment par ceux qui veulent récupérer les « gilets jaunes », des extrémistes de droite ou de gauche, des groupuscules, fascistes ou anarchistes. Les européennes passent par là. Macron, les « insoumis » et le RN jouent une partie à trois fort dangereuse.
Les sondages attisent les peurs et nourrissent les haines. Le petit groupe autour de Benoît partira. Ils iront pour les uns du côté des Black Blocs, et pour les autres du côté des fascistes antijuifs et anti-francs-maçons. La violence et l’impasse sont là. Mais la majorité ne veut ni des uns ni des autres et se veut apolitique. Personne n’est politiquement correct. L’impasse est là !
Et si certains veulent d’un vrai grand débat, les autres se perdent dans des manifs éparses, à Montpellier, Toulouse, Albi, Perpignan, Nîmes.
Les commerçants des villes en ont marre, n’en peuvent plus, et ceux des campagnes sont fatigués. Ils retirent leurs gilets jaunes, même s’ils restent « gilets » de cœur. Ce sont toujours les gros qui tirent les marrons du feu. Amazon est l’exemple type, et ses pubs sur les petits artisans et commerçants font aussi mal que les samedis des « gilets jaunes » : ils commencent bien, mais finissent mal en général !
« La sortie du mouvement par le haut, le pouvoir n’en a pas voulu, il n’a jamais tendu la main. » Ce sera ma conclusion provisoire, d’un vrai-faux « gilet jaune », d’un infiltré de l’Agglo-Rieuse qui a été conquis par leur cause. « Je suis définitivement un “gilet jaune”, celui de la première heure, de l’espoir, qui ne veut pas d’un naufrage, et qui sent bien qu’on est dans une impasse. »
J’ai peur, je suis triste et je pense aux commerçants qui souffrent, comme je pense aux yeux éborgnés, aux mains arrachées, aux morts enterrés. Tout, cela pour ça…
Pierre Escaich