Jane Austen dans La Pléiade

 

Par Philippe Maxence

Le cinéma a joué un mauvais tour à Jane Austen. S’il a contribué à la faire connaître au-delà du cercle de ses lecteurs habituels et des frontières géographiques de la Grande-Bretagne, il a souvent confiné l’auteur d’Orgueil et préjugé dans une pose romantique. Au fil du temps, et au long des images, on a fini par oublier que l’écrivain avait elle-même stigmatisé les jeunes filles qui tombaient en pâmoison (Amour et amitié) et qu’elle avait également mis en cause très fortement les romans jouant sur les passions comme on s’amuse avec les cordes d’une guitare (Northanger Abbey). Entre la froide raison calculatrice et le romantisme échevelé, Jane Austen avançait plutôt ses personnages vers l’équilibre de la vertu aristotélicienne.

Les dernières années d’un grand écrivain

On s’en rend compte à nouveau dans le volume II des Œuvres romanesques complètes que vient de publier la célèbre Bibliothèque de La Pléiade. Placé sous la direction de Pierre Goubert, ce nouveau volume enveloppe les dernières années de l’écrivain, entre 1814 et 1817, année de son décès, à l’âge de 41 ans. Il est tentant de parler d’œuvres de la maturité pour les romans rassemblés dans ce recueil (Mansfield Park – 1814 ; Emma – 1815 et Persuasion, publié en 1818).

Tentant, mais totalement faux ! L’incroyable force et l’extraordinaire talent de Jane Austen consiste justement, dès les premières œuvres publiées (Raison et sentiments, en 1811), dans la pleine maîtrise de son métier de romancière. Elle n’acquiert pas cette maturité qui vient souvent au bout de longues années et de beaucoup de travaux. Elle en est déjà habitée. Il lui suffit de la déployer de manière différente et c’est ce qu’elle fera à travers cette œuvre à la fois si marquante et si courte.

De Chesterton à David Cecil

Dans une petite biographie récemment rééditée, Un portrait de Jane Austen (Petite Bibliothèque Payot), David Cecil montre bien cette pleine maîtrise, allant même jusqu’à écrire :

« Sans maître ni guide en la matière, Jane Austen est parvenue à une maîtrise de la forme romanesque qu’aucun autre romancier anglais n’a égalée. Plus souvent que ses pairs, elle sait résoudre le principal problème formel qui se pose à tout écrivain : satisfaire les exigences rivales de l’art et de la vie, produire une œuvre qui soit à la fois une entité artistique harmonieuse et la représentation convaincante d’une réalité diverse et confuse ».

Venant d’un professeur de littérature à Oxford, l’analyse vaut compliment.

Dans l’excellente préface (et étonnante préface venant d’un tel homme) qu’il donne à la publication d’Amour et amitié (Rivages poche), le premier récit écrit par le futur écrivain, alors qu’elle n’avait que 15 ans, Chesterton va encore plus loin que David Cecil, contrariant en quelques mots la statue romantique que certains ont voulu dresser d’elle :

« Jane Austen n’eut pas besoin d’être enflammée, inspirée, ou même animée, pour être un génie : elle l’était, tout simplement ».

La preuve par La Pléiade

Le formidable travail mené par Pierre Goubert pour la Bibliothèque de La Pléiade le démontre à nouveau. Nous redécouvrons les dernières œuvres de l’écrivain à travers de nouvelles traductions, dues à Pierre Goubert lui-même, accompagnées d’un appareil critique important.

Chesterton constatait déjà que Jane Austen écrivait comme si la Révolution française, dont elle est une contemporaine, n’avait pas eu lieu. C’est à peine si l’on peut soupçonner dans ses romans que son pays est en guerre contre Napoléon et que les Alliés remportent une victoire définitive à Waterloo. S’il faut néanmoins aider le lecteur à retrouver le contexte dans lequel évoluent les personnages austiniens, c’est qu’ils appartiennent à un monde enfoui, disparu, encore plus inconnu que Waterloo et sa date précise.

Une édition utile

Personnages de la gentry campagnarde, évoluant encore selon les codes de la société anglaise du XVIIIe siècle, différents de ceux qui allaient naître sous Victoria, les héros de Jane Austen ont besoin d’être expliqués aux lecteurs français. Non pas en eux-mêmes, car on peut certes lire Jane Austen sans ces explications. Mais avec celles-ci on goûte mieux, beaucoup mieux, la grande réussite austinienne. C’est certainement l’un des grands mérites de cette édition qui s’ajoute à la qualité des nouvelles traductions.

Un autre intérêt se trouve dans les appendices, peut-être plus réservés aux curieux et aux passionnés d’histoire littéraire. On trouve, en effet, dans ce volume la première version de Persuasion, Sandition, le roman inachevé de Jane Austen, ainsi que l’étrange pièce d’Elizabeth Inchbald qui servit à l’écrivain d’inspiration pour Mansfield Park. Ajoutons que l’éditeur a eu la judicieuse idée de publier des extraits du reliquat de la correspondance de Jane Austen, celle du moins qui revêt un intérêt littéraire pour le lecteur d’aujourd’hui. Cette correspondance permet de bien situer les exigences de Jane Austen en la matière, qu’elle exprime dans le cadre d’un échange familial.

L’actualité d’une œuvre

Dans son introduction à ce volume II des Œuvres romanesques complètes, Pierre Goubert note que l’œuvre de Jane Austen est aussi « une réaction au laisser-aller des mœurs ». Il l’explique et le détaille d’ailleurs en quelques lignes :

« On y retrouve la même opposition résolue au libéralisme sentimental, la même défiance à l’égard des penchants de la nature humaine (à laquelle se fiaient volontiers les adeptes de Rousseau), le même souci d’une éducation morale précoce destinée à inculquer de bons principes et à créer chez l’enfant la soumission à la discipline ».

Oserons-nous le dire ? C’est là aussi que se trouvent l’intérêt et l’actualité de l’œuvre de Jane Austen.

Œuvres romanesques complètes, Jane Austen, Bibliothèque de La Pléiade, NRF/Gallimard, 1 366 p.

Amour et amitié, Jane Austen, Rivages, coll. « Rivages Poche », 96 p.

Un portrait de Jane Austen, David Cecil, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 302 p.

Mansfield Park, Jane Austen, traduction Henri Villemain, revue et complétée par Hélène Seyrès, Archipoche, coll. « La Bibliothèque du collectionneur », 684 p.

 

Lu dans L’Homme nouveau

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