C’est koi Le siècle, ce machin auquel appartient toute l’oligarchie? Une secte? (Vidéo)

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L’élite n’a pas la cote en ce moment dans le débat public, mais une de ses institutions les plus prestigieuses, les dîners du Siècle, continue de faire le plein. Mode d’emploi du plus grand salon de « networking » de la capitale.

Chaque fin de mois, ce que le Tout-Paris compte de plus instruit, de plus puissant ou de plus ambitieux se hâte pour rejoindre les prestigieux dîners du Siècle. Sous les lustres en cristal des salons du Cercle de l’Union interalliée, rue du Faubourg Saint-Honoré, à deux pas du palais de l’Élysée, se pressent ministres et parlementaires, patrons du CAC 40, hauts fonctionnaires, avocats et magistrats en vue, mandarins hospitaliers, chercheurs, universitaires, journalistes et quelques artistes triés sur le volet. « C’est la cour, résume d’un mot le journaliste Éric Le Boucher (Les Échos), qui a rejoint le club il y a deux ans. Tous les gens qui ont du pouvoir s’y retrouvent. »
L’association, créée dans l’euphorie de la Libération, n’a cessé de prospérer. L’annuaire des membres, publié en juin dernier, recense plus de 600 noms, auxquels s’ajoutent les invités. Y figurent Nicolas Sarkozy, François Fillon, Nathalie Kosciusko-Morizet, Jean-François Copé, François Baroin ou Rachida Dati ; Jean-Yves Le Drian, Emmanuel Macron, Bernard Cazeneuve et Aurélie Filippetti ; Nicole Notat et Jean-Claude Mailly ; Frédéric Oudéa, Stéphane Richard, Gilles Pelisson et Guillaume Pépy ; Patrick Poivre d’Arvor, David Pujadas et Michel Field ; Alain Ducasse, Guillaume Gallienne.

« Le Siècle ne sert pas à faire carrière, ceux qui le fréquentent sont déjà arrivés. Il fait fantasmer ceux qui n’y sont pas et pensent qu’il s’y passe des tas de choses », estime l’un des nombreux banquiers à payer sa cotisation. Des gens importants et pressés qui trouvent néanmoins le temps de fréquenter les dîners de l’Interalliée. « L’intérêt du Siècle ? C’est comme pour les décorations : ça fait plaisir et ça emmerde ceux qui n’en font pas partie ! » s’esclaffe un membre du conseil d’administration de l’association. Au-delà de la boutade, Le Siècle reste surtout le plus grand salon de networking de la capitale. « On a tout le monde sous la main, et tout le monde parle. Si on a besoin de voir quelqu’un, on est sûr de le trouver, on évite ainsi de passer par une secrétaire et d’attendre trois semaines un rendez-vous », explique un habitué.

Dans ce temple de l’entre-soi, les invités apprécient particulièrement le cocktail qui ouvre la soirée. Il permet à chacun de naviguer de groupes en groupes, verre à la main, de retrouver de vieux copains de l’ENA ou des cabinets ministériels, d’apprendre les derniers ragots et anecdotes politiques, ou d’être présenté à un précieux contact. « J’apprécie plus modérément le dîner, raconte un vieil habitué de ces salons. C’est vraiment quitte ou double : si le chef de table n’est pas trop formel, ça peut être formidable, mais si c’est un vieux préfet content de lui, c’est très barbant. Le cadre est excessivement formel, le chef de table fixe les thèmes de la conversation, souvent liés à l’actualité, et se croit obligé de donner la parole aux six ou sept convives. Or, sur certains sujets, on ne peut dire que des banalités. »
Au Siècle, il s’agit pourtant de briller et certaines corporations retiennent davantage l’attention. Avec l’actualité internationale particulièrement lourde ces derniers temps, les diplomates sont mis à contribution plus souvent qu’à leur tour. « Bernard Cazeneuve (alors ministre de l’Intérieur) a été passionnant en expliquant sans langue de bois la politique de sécurité du pays », note un invité dont les convictions penchent plutôt à droite. Car c’est ce que viennent chercher les participants : un lieu de libre discussion, où chacun laisse son armure médiatique au vestiaire. « L’idée n’est pas de convaincre, mais d’expliquer son vécu, son ressenti. Cette liberté de ton fonctionne car tout ce qui se dit au Siècle reste totalement confidentiel. Rien ne ressort le lendemain dans la presse, explique un vieux routier. Si on ne pouvait pas avoir de conversation confidentielle, le Siècle n’aurait d’ailleurs plus aucun intérêt. »

CAPTER L’AIR DU TEMPS
Cette règle d’or de discrétion, l’obligation de courtoisie, et la perspective de dîners pétillants ont entretenu chez les élites françaises l’envie d’en être. En témoigne la longue liste d’attente pour pénétrer le sérail. Pourtant, durer et s’adapter reste le grand défi des organisateurs. L’association créée en 1944 devait initialement, d’après ses statuts, s’éteindre à la fin du « présent siècle », soit à l’orée de l’an 2000.
Ses fondateurs, un petit groupe d’amis emmenés par Georges Bérard-Quélin, s’étaient cachés à Paris pendant la guerre, effarés de l’effondrement du régime qui avait conduit à l’Occupation. Ils veulent faire du Siècle un lieu de discussions et d’influence, avec une soif d’élitisme méritocratique. Il faut être jeune : à l’époque, aucun membre actif ne peut être né avant 1900 – d’où le nom de l’association. Il faut être brillant. L’association veut servir de tremplin à ceux qui, par leur milieu social, n’étaient pas appelés à graviter dans les cercles du pouvoir. Le concept fait mouche. Au début des années 60, Le Siècle connaît pourtant « une période de décadence, une sorte de crise de langueur ». « Les membres les plus intéressants venaient rarement, les plus fidèles étaient souvent des personnes manquant d’occupation, on se décommandait fréquemment, surtout si au dernier moment on trouvait quelque chose de plus attrayant à faire », relate une brochure retraçant l’histoire de l’association.
Il faudra quasiment une décennie pour que Le Siècle, au prix d’une réforme en profondeur, retrouve la vitalité de ses débuts. Fort de cet avertissement, l’actuel état-major du Siècle veille donc scrupuleusement à ses recrutements. Le cercle veut capter l’air du temps, ouvrir les fenêtres. « Nous recherchons, de manière proactive, des personnalités dont la notoriété n’est pas acquise, et notamment des jeunes, des femmes, des profils qui incarnent la diversité et des acteurs de la nouvelle économie », explique l’avocat Jean Veil, qui fut président du Siècle jusqu’au 31 décembre dernier.

NE PAS SE LAISSER RINGARDISER
Mais beaucoup reste à faire. Les femmes ne représentent encore que 20% des membres. Longtemps, elles ont été indésirables dans cette incarnation de l’establishment à la française. Aux débuts de l’association, dans l’effervescence de l’après-guerre, elles avaient pu se joindre à des dîners alors plus informels. Mais, en 1949, jugées trop expansives et incontrôlables, elles se voient finalement exclues par décision du conseil d’administration. Au fil des années, plusieurs membres militeront pour leur rétablissement. Robert Badinter démissionnera même, en 1979, en signe de protestation. Mais il faudra attendre 1983 pour que le Siècle s’ouvre à nouveau aux femmes. Pour l’anecdote, Simone Veil fera partie des premières à y être conviées. « Mon père, Antoine Veil, lui a dit : “C’est le dernier endroit où j’ai la paix, si tu y vas, je me retire” », raconte dans un rire Jean Veil. Elle y a donc renoncé… Mais le 1er janvier 2017, l’association vient d’élire, pour la deuxième fois de son histoire, une femme à sa présidence : Patricia Barbizet, vice-présidente du conseil d’administration de Kering. Elle succède à Jean Veil qui, en janvier 2013, avait lui-même occupé le poste de Nicole Notat, l’ancienne secrétaire générale de la CFDT. Dans les statuts, le président ne peut accomplir plus de trois mandants successifs.
À l’aube de la quatrième révolution industrielle, alors qu’il n’est actuellement question que de fintech, de « pitchs » et de « disruption », Le Siècle entend bien ne pas se laisser ringardiser par d’autres cénacles en vogue. Le Digital Century (Le Siècle numérique), créé en 2013 à l’initiative d’Alexandre Malsch (Melty) et Geoffrey La Rocca (Madeleine Market), deux jeunes fondateurs de start-up à succès, n’a pas hésité à s’inspirer très directement de son aîné. Pour faciliter les rencontres entre les entrepreneurs de la génération numérique et les défricheurs des groupes traditionnels, ce « link tank » organise des dîners bimestriels, orchestrés par un chef de table, où chacun est tenu à la plus grande confidentialité sur l’identité des participants et le contenu des discussions. Une recette qui a fait pendant soixante-dix ans le succès du Siècle de Georges Bérard-Quélin. « La nouvelle économie ne fonctionne pas toute seule. Elle a besoin de la génération précédente pour se faire connaître, faire comprendre ce que sont ses entreprises », tempère Jean Veil. Sous son impulsion, plusieurs figures incarnant cette nouvelle génération ont bien été invitées pour renouveler les forces vives, de Fleur Pellerin à Gilles Babinet, en passant par Rodolphe Carle (Babilou) ou Marie Cheval (Boursorama). Mais « c’est un peu un alibi », regrette un inspecteur général des Finances, qui fréquente l’Interallié.

DÉCLOISONNER LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
Avec ses centaines de membres, Le Siècle est devenu un paquebot difficilement manoeuvrable. Pour assurer un brassage des élites et faire entrer les jeunes talents, il n’a pu que gonfler. La décision récente de fixer une limite d’âge à 75 ans n’étant d’ailleurs pas de nature à accélérer véritablement le renouvellement des générations. Un choix assumé, car l’un des éléments essentiels du cercle est de contribuer au mélange entre les générations.
Mais en ouvrant plus largement ses portes, en « devenant pachydermique », le Siècle a changé de nature. « Sous la IVe République, se croisaient François Mitterrand, Michel Debré et Edgar Faure. Il devait se décider pas mal de choses, raconte Étienne Lacour, secrétaire général et cheville ouvrière du Siècle. Aujourd’hui, Le Siècle rassemble trop de monde pour que ce soit encore un lieu de pouvoir. » À défaut de faire et défaire les gouvernements en coulisse, Le Siècle aspire à jouer son rôle en décloisonnant la société française, « en brisant les silos ». Il ne prétend pas à être autre chose qu’un lieu de rencontre et de dialogue, foncièrement républicain. Les communistes n’y furent pas admis jusqu’en 1981, et l’enceinte reste aujourd’hui fermée au Front national.
Dans une époque qui oppose le peuple et les élites, ces dîners mondains et très parisiens n’échappent pas aux critiques – même au coeur de l’institution. « Le Siècle a une utilité sociale dans la mesure où il permet de mieux faire marcher l’establishment, qui peut s’informer, se forger des jugements plus sereins et plus établis. Avec le défaut d’être un cercle fermé, où on retrouve toujours les mêmes, qui donc tourne un peu en rond… » , analyse un membre fraîchement coopté. Certains participants regrettent que ce ne soit pas le lieu où se construit la pensée de demain. Un autre déplore « une survivance, un des derniers vestiges de la “franchouillardise” – qui peut-être bien agréable – dans une économie mondialisée ». L’important, c’est de ne pas confondre le beau monde et le vrai.

LE SIÈCLE, MODE D’EMPLOI
À ceux qui lui demandent comment entrer au Siècle, Jean Veil, qui vient de quitter la présidence, répond qu’« on ne se porte pas candidat ». Le cercle, désormais présidé par Patricia Barbizet, s’intègre par cooptation. Au moins deux parrains sont nécessaires, le conseil d’administration de l’association délibérant par vote à bulletin secret. Pour éviter les erreurs de recrutement, Le Siècle a prévu un statut intermédiaire d’« invité », avant d’accorder le titre de « membre ». « Entre-temps, il y a à nouveau un vote, mais il faut vraiment mettre ses doigts dans son nez pour être recalé », note un connaisseur. Certains participants s’ennuient ou se montrent mal à l’aise. Dans ce cas, ils espacent leurs venues, comme Le Siècle ses invitations.
Les dîners sont mensuels, mais tous les membres ne sont pas systématiquement invités, faute de place. Les salons du Cercle de l’Union interalliée accueillent au mieux 300 personnes, alors que le club rassemble 600 membres et 150 invités. L’organisation des réceptions est tatillonne : les participants ne doivent pas se retrouver deux fois à une même table au cours d’une année. Pendant le cocktail, les invités découvrent les plans de table et peuvent consulter l’annuaire pour en savoir un peu plus sur leurs voisins. Un « chef de table » (un membre ou un ancien du conseil d’administration, ou encore un habitué de longue date) anime le dîner. Les convives doivent se plier à deux règles d’or : discrétion sur la teneur des conversations et courtoisie. L’association a prononcé un rappel au règlement, en 1981, après l’arrivée de la gauche au pouvoir. « Deux personnes se sont fâchées. L’incident a été un peu violent », raconte un ancien, sans divulguer leurs noms, précisant qu’à l’époque « les membres du nouveau gouvernement côtoyaient une bonne partie des patrons d’entreprises qu’ils nationalisaient ».

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