Le corps du Duce de Sergio Luzzatto

On sait (mais le sait-on encore ?) que Benito Mussolini, capturé en 1945 par des partisans, a connu une mort misérable. Alors qu’il voulait fuir son pays en compagnie de sa maîtresse Petacci et de quelques hiérarques à sa dévotion et que, pour ce faire, il s’était déguisé en soldat allemand, il fut arrêté et rapidement fusillé avec ses compagnons. Après quoi, les partisans conduisirent les dépouilles à Milan où elles furent pendues par les pieds à la grille d’une station service de l’esplanade Loreto, les corps étant l’objet d’insultes, de crachats et de coups. Enfin, les mêmes corps furent enterrés dans un cimetière mais sans pierres tombales.
Dans Le Corps du Duce, traduit en français, l’historien italien Sergio Luzzatto reprend aujourd’hui et de façon fouillée tout le dossier de la fin du Duce et des années qui ont suivi au gré d’une histoire parfois rocambolesque. Sa grande et belle idée est que tout le règne de Mussolini fut sous le signe du corps abusivement magnifié du chef et qu’il ne pouvait guère se terminer que par la déchéance burlesque que l’on vient de dire. C’est aussi que, dans l’épopée mussolinienne, « corps » ne pouvait rimer qu’avec « mort ». Mais Luzzatto se souvient d’abord des années glorieuses durant lesquelles le Duce tablait sur sa prestance physique pour gagner les foules et affoler les femmes : tête et complexion massives, yeux de vrille, mâchoire carrée, morgue de toute l’allure. Benito aimait les tribunes, les trains arrêtés en gare, les démonstrations sportives, toutes occasions d’exhiber sa plastique face au peuple.

Mais le même règne fut également sous le signe du corps d’une façon tragique à chaque fois que, dès les années 20, des militants de gauche étaient assassinés par des « squadristi » qui les mutilaient avant de les laisser pourrir au soleil. Il en alla ainsi en 1924 avec Giacomo Matteotti, leader socialiste vénéré, et ce fut une manière de grand crime inaugural : pour les partisans communistes et nennistes par la suite et pendant la guerre, on n’en aurait pas fini de venger la grande figure de Matteotti tant que Benito Mussolini n’aurait pas subi le même sort. Et, de fait, la boucle se boucla en 1945 sur l’esplanade Loreto.

Mais il est autre chose dans le bel ouvrage de Luzzatto. C’est qu’il nous rappelle ou nous apprend à quel point les luttes entre partisans et fascistes perdurèrent après la fin du grand conflit. Car il n’y eut ni Nuremberg ni épuration en Italie mais tout juste la fin minable du Duce qui exalta la haine des uns et réveilla l’adoration des autres. Pour les vainqueurs et les vaincus, le corps mussolinien défunt resta symboliquement d’actualité. Et ce d’autant qu’au gré d’une entreprise toute fétichiste, il fut déterré et mis en lieu sûr par un certain Leccisi qui devait devenir par la suite député du MSI postfaciste. « Dans son archaïsme même, écrit Luzzatto, l’enlèvement démontrait en fait que le corps du Duce avait été un corps exceptionnel. Il renvoyait donc à la nature charismatique du régime fasciste. » (p. 35) Finalement la dépouille mortelle fut cachée pendant 11 ans dans un couvent capucin. Clairement l’État voulait éviter qu’un culte lui soit rendu. Puis cet État démo-chrétien jugea, de mèche avec l’Église, que le temps était venu de restituer les restes du Duce tant à la veuve Rachele qu’au village natal. Et il y eut, en effet, des pélerinages dans le cimetière de Predappio, sans incident notable toutefois.

Dans l’autre camp, celui des communistes principalement, on mit aussi du temps à reconnaître que le coup fatal porté au Duce le fut par Walter Audisio, un des cadres du PCI. On eût préféré que l’acte vengeur demeurât collectif mais le nom d’Audisio émergea en fin de compte faisant de lui une star au sein du Parti. C’est que, là encore, on souhaitait faire oublier certaines exécutions sommaires de “collaborateurs” comme celles que connut le “triangle de la mort“ émilien.

Dans son Corps du Duce, l’auteur pratique l’histoire à l’italienne en aimant à citer régulièrement des témoignages de petites gens et de simples citoyens qui, lettres et messages aidant, disent les uns leur fascination nostalgique pour Benito et les autres leur dégoût du personnage cruel et despotique. Mais sont aussi convoqués à la barre du volume des intellectuels, des écrivains, des journalistes. On retiendra en particulier les interventions d’un historien comme Gaetano Salvemini ou d’un magnifique poète comme Salvatore Quasimodo qui osèrent voir l’un et l’autre dans l’épisode de l’esplanade Loreto le mythe fondateur de l’Italie républicaine. Quant au romancier Gadda, il n’eut de cesse d’accabler de métaphores plus ou moins injurieuses la vieille et prétentieuse idole. « Inépuisable est la série de qualificatifs que l’écrivain a attribué à Mussolini : chacun […] contribue au déchiffrement de ce système de signes pachydermique qu’est pour Gadda le corps du Duce » (p. 165-166).

Au total et bien qu’il reprenne un certain nombre de faits connus, le beau livre de Luzzatto est une interprétation originale du fascisme sur son versant terminal. Il nous montre utilement, combien de toujours, l’extrême-droite a travaillé les gens « au corps », à la séduction abusive et même à l’attrait de la mort. On le lira donc avec un réel profit.

Sergio Luzzatto, Le Corps du Duce. Essai sur la sortie du fascisme, trad. par P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, “nrf-essais”, 2014. 28 €.

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