Place Vendôme ou Versailles, les provocations se multiplient en matière d’art contemporain, mais nous passons à côté de la mission de cet art qui est de nous… torturer. Petit rappel.
L’historien José Milicua a montré que pendant la guerre d’Espagne, pour briser des détenus politiques, l’avant-garde révolutionnaire utilisa l’avant-garde artistique. L’art moderne, éclaireur et compagnon de route des révolutionnaires, se faisait ainsi le complice de leurs dérives tortionnaires. C’est un ouvrage introuvable, Por qué hice las checas de Barcelona, de R. L. Chacón (Éd. Solidaridad Nacional, Barcelone, 1939), qui est à l’origine de cette révélation paradoxale où les tortionnaires furent les républicains et les victimes les fascistes franquistes.
Chacón consigna la déposition d’un anarchiste français d’origine austro-hongroise, Alphonse Laurencic, devant le conseil de guerre. Accusé par la justice, ce geôlier amateur reconnut en 1938 qu’il avait inventé des checas, cellules de torture psychique. Il enfermait ses victimes dans de petites cellules aussi hautes que longues. Le sol était goudronné, ce qui l’été suscitait une chaleur épouvantable ; les bat-flanc, trop courts, étaient inclinés de 20°, ce qui interdisait tout sommeil prolongé.
Le prisonnier, comme Alex dans Orange mécanique, était accablé de stimuli esthétiques : bruits, couleurs, formes, lumières. Les murs étaient couverts de damiers (cf. Le Prisonnier de Patrick McGoohan ou L’Imaginarium du docteur Parnassus de Terry Gilliam !), cubes, cercles, spirales, prismes évoquant Kandinsky, Klee, Moholy-Nagy. Au vasistas des cellules, une vitre dépolie dispensait une lumière verdâtre. Parfois, les prisonniers immobilisés étaient contraints, comme ceux de la caverne de Platon, de regarder en boucle les images sanglantes d’Un chien andalou de Buñuel. On a fait mieux, depuis, à la télé…
Milicua fait observer que ces géométries préfigurent l’art cinétique et volontairement « désorientant » de Vasarely. Dans L’Exorciste, lorsque Regan se rend chez le psychiatre pour y subir des examens, elle s’assied devant une toile de ce peintre, icône des années Pompidou, qui furent surtout celles de Beaubourg, des autoroutes et des centres commerciaux.
L’art contemporain est d’essence totalitaire et agressive ; il a été ensuite mis au service de la domination marchande. Comme l’a vu Mumford, le décor urbain est devenu un instrument de torture nous soumettant au flux de la circulation et au stress de la consommation. Dans Building Paranoia, publié déjà en 1977, Steven Flusty remarquait que l’espace urbain était déjà en proie à une frénésie d’interdits et d’inhibitions : espaces réservés (filtrage social), espaces glissants (labyrinthes détournant les gêneurs), espaces piquants (où l’on ne peut s’asseoir), espaces angoissants (patrouillés ou espionnés par vidéo).
Ce néo-totalitarisme fait partie du décor, sans que nous nous en rendions compte. Il est bon de réagir à ses provocations, il est important de percevoir sa logique.