Flannery O’Connor, Dieu et les gallinacées de Cécilia Dutter

« Bon Dieu, que j’aime travailler ! J’ai savouré cette heure comme un filet mignon ! » Cette exclamation de Flannery O’Connor (1925 – 1964), après qu’une transfusion lui avait rendu suffisamment de force pour qu’elle puisse écrire une heure durant, révèle son caractère et le combat de sa courte vie. C’est par l’écriture que cette catholique américaine « sudiste » s’est battue pied à pied et jusqu’à son dernier souffle contre le lupus érythémateux, un mal incurable hérité de son père. Mais pour cette croyante, l’écriture n’était pas un pis-aller contre la maladie : c’était une vocation à laquelle tout devait concourir, y compris ce mal terrible qui s’était emparé de son corps et le rongeait. L’âpreté de son combat pour la vie a épousé le cadre de son existence et son domaine d’observation : ce sud biblique protestant dont l’univers fondamentaliste jusqu’à l’absurde inspira avant elle Mark Twain, William Faulkner et Robert Penn Warren.

La grâce, comme la nappe phréatique

Mais Flannery O’Connor, fille d’Irlandais, était une catholique qu’habitait une foi profonde et exigeante. La grâce ne se découvre pas de prime abord dans son œuvre mais se devine comme la nappe phréatique rend soudain plus vert un paysage désolé par la sécheresse. C’est bien le même pays brutal, violent, dérisoire, habité par un peuple « brut de fonderie » que chez Faulkner, par exemple, mais la romancière ne peut s’empêcher de le regarder avec tendresse quoique non sans malice. Elle décrit sans complaisance les personnalités les plus abîmées par l’hérédité, l’alcool, l’illuminisme, et en proie aux situations les plus accablantes, tout en laissant entrevoir que cette farce tragique où la mort et le crime paraissent l’emporter, ne restera pas close comme une tragédie. On devine peu à peu que l’excès même du tragique dans son œuvre est comme du théâtre dans le théâtre : l’ensemble forme un drame dont l’épilogue appartient à « la douce pitié de Dieu » selon la formule de Georges Bernanos, l’un des auteurs favoris de Flannery O’Connor.

« Un pied-de-nez au prêt-à-penser »

On n’accède pas aisément à un tel univers. Un catholique peut-être désorienté par la lumière crue de romans et de nouvelles aux titres déjà éloquents : Les braves gens ne courent pas les rues, Et ce sont les violents qui l’emportent, Mon mal vient de plus loin. Au demeurant, même la propre mère de Flannery, pourtant dévouée à cette fille unique au corps torturé mais à l’âme de feu, ne faisait pas mystère de ne rien entendre à ses écrits, sinon qu’ils l’horrifiaient ! Il faut un passeur : c’est le rôle que joue ici Cécilia Dutter, elle-même écrivain reconnu depuis son roman Lame de fond (Albin Michel) et son essai sur Etty Hillesum (Robert Laffont). « Les textes de Flannery O’Connor, entrent en résonance avec ma perception du monde » explique Cécilia Dutter. « Sa façon d’envisager sa mission d’écrivain croyant est pour moi un modèle. Son œuvre est un pied-de-nez au prêt-à-penser consensuel. Elle nous bouscule, nous secoue, torpille nos préjugés et nos pauvres évidences pour nous révéler l’envers du décor (…). La vie, selon l’auteur, est régie par des lois qui échappent au premier regard. Elle nous invite à revenir à la source des choses pour mieux saisir leur vérité essentielle. »

Adieu à la mièvrerie !

Ajoutons qu’en cette période agitée de notre histoire, lire un auteur à l’âme aussi trempée est une thérapie : Flannery O’Connor n’a pas détourné son regard du spectacle cruel et dérisoire que lui présentaient son propre corps et ce Vieux Sud poussiéreux écrasé de chaleur où elle passa sa vie, entourée de personnages cabossés mais, finalement, presque aussi attachants… que les poules qui peuplaient sa ferme et parvenaient à la distraire de ses souffrances. Pour entrer dans l’œuvre de Flannery O’Connor, dominée par les thèmes de la Révélation, du Jugement et de la Rédemption, il faut rompre avec toute mièvrerie et dire adieu à un sentimentalisme hors de saison.

Flannery O’Connor, Dieu et les gallinacées de Cécilia Dutter. Éditions du Cerf, 208 pages, 19 euros.

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