Le Claudel dont je veux vous parler, c’est un Claudel plus quotidien, un Claudel septuagénaire affronté à l’actualité, plus précisément de mars à août 1939. Un remarquable article de Mme Millet-Gérard sur Claudel et Pie XII dans le Bulletin de la Société Paul Claudel (n° 218, 1er trimestre 2016), et une brochure ancienne de Paul Allard, qu’un savant lecteur m’adresse, jettent en effet un éclairage intéressant sur ces mois charnières…
Pacelli devient Pie XII
Pie XI meurt le 10 février 1939, et la Nouvelle Revue française du 1er mars publie un hommage de Claudel (71 ans), qui pense déjà au prochain pape : « Il est donc mort, une fois de plus, le grand vieillard du Vatican, et demain un autre homme rouge va devenir à son tour l’homme blanc, coiffer la tiare trirègne, endosser la livrée de l’Agneau, succéder dans ce rôle terrifiant de représentant de Dieu et d’otage dans la main des peuples. » Le 1er mars, dans son cahier journalier, Claudel a noté : « A l’entrée des cardinaux au conclave, un magnifique arc-en-ciel se déploie au-dessus du Vatican. L’arc-en-ciel figure dans les armes du cardinal Pacelli. »
Sur le fronton de leur maison d’Onano (près de Viterbe), les Pacelli, jouant sur les mots (Pacelli, pace !) avaient en effet pour armoiries l’arc-en-ciel et l’arche de Noé avec la colombe, son rameau d’olivier au bec. Et Eugenio Pacelli, devenu Pie XII dès le 2 mars, prendra pour devise : Opus justitiae pax. Le 12 mars, Claudel fait partie de la Mission française qui présente ses félicitations au nouveau pape, le 25 mars il raconte dans Le Figaro le couronnement, comment il a pensé pendant la messe à tous les persécutés catholiques, « à ce terrible sanglot que résume avec simplicité cette voix toute seule, dans le silence énorme, qui s’élève : Pater noster, Père, Père, Notre Père ! » Pendant ce temps, l’histoire s’accélère, et dans son cahier il note : 15 mars, les Allemands entrent à Prague ; 30 mars, fin de la Guerre d’Espagne ; 7 avril, les Italiens attaquent l’Albanie.
Mauriac, Maritain, et le communisme
Cependant, en juin 1939, c’est une polémique avec Maritain et Mauriac qui occupe Claudel. Depuis la première année de la Guerre d’Espagne (juillet 1936- juillet 1937), il est en conflit avec ces deux catholiques, ses cadets, saisis par la révolution sociale, et il ne perd pas une occasion de leur river leur clou dans Le Figaro. Le dernier mot, il l’aura après le pacte germano-soviétique quand, dans son cahier, en octobre, il notera : « Les communistes poursuivis comme traîtres. Que disent MM. Mauriac et Maritain qui ont mis leurs noms à côté de ceux de ces misérables ? S’ils l’avaient emporté, aurions-nous dû accepter cela, ou faire comme Franco ? » (En mai 1952 encore, à 84 ans, Claudel se rendra à Montserrat et au Congrès eucharistique de Barcelone, pour rendre hommage aux martyrs de la guerre civile).
Mme Millet-Gérard souligne avec raison que, pour Claudel, « l’horreur communiste dépasse celle de la Seconde Guerre mondiale » et de la Shoah, à propos de laquelle il a pourtant écrit une lettre, le 13 décembre 1945, demandant « une protestation solennelle du Vicaire du Christ ». L’enfer communiste, écrit-il en 1950, « n’est plus localisé dans la malheureuse Russie. (…) Les frontières n’ont cessé de s’en élargir. Nous avons vu s’y engloutir des nations chrétiennes tout entières, au passé illustre, rattachées par toutes leurs fibres et toutes leurs traditions à notre âme et à notre chair ». Cet anticommunisme explique son article du 3 avril 1954 contre les prêtres-ouvriers français, qui est rarement cité. Tous ces textes sont à (re)découvrir dans le Supplément aux Œuvres complètes, tome I, éd. L’Age d’Homme, 1990.
« Croquemitaine se dégonflera »
Le 15 juillet, le 26 juillet et le 17 août 1939, de son château de Brangues, Claudel gagne Genève dans sa Citroën toute neuve (succédant à une Renault), pour profiter des chefs-d’œuvre du Prado conservés là pendant la guerre d’Espagne, et qui ne tarderont pas à regagner Madrid (Rebatet aussi va les voir à Genève, et fera son compte rendu dans La Revue universelle ; Claudel publiera ses impressions en décembre dans La Revue de Paris, elles seront reprises dans son recueil L’Œil écoute en 1946). Le cahier journalier nous raconte tout cela, mais ne dit pas un mot de la situation internationale et de l’article qu’il a publié le 19 août, dans Le Figaro, intitulé Croquemitaine se dégonflera. Cet article est occulté dans les biographies de Claudel, et je l’ignorais jusqu’à réception de cette brochure de Paul Allard, Les Provocateurs à la guerre (éd. de France, octobre 1941). Donc Claudel, optimiste, pensait que les revendications de plus en plus insistantes d’Hitler sur « le couloir de Dantzig » étaient rodomontades… Son article paraît cinq jours avant l’annonce du pacte germano-soviétique ! Treize jours avant l’invasion de la Pologne et la guerre européenne ! (Sur le « Croquemitaine » allemand, Emmanuel Mounier partageait le même aveuglement que Claudel, ainsi que toute l’équipe de la revue Esprit, sauf Moré, Goguel et Gandillac, qui connaissaient l’Allemagne).
Le dimanche 20 août, Claudel se rend en urgence à Paris, convoqué à un Conseil d’administration extraordinaire de la société Gnome et Rhône ; le mardi, il rentre à Lyon par avion. Le Quai d’Orsay lui demande le dimanche 27 août un texte « catholique » contre « l’Entente germano-soviétique », qui est lu à la radio le mardi 29. Mais Claudel veut rester optimiste : les 30 et 31 août, il est de nouveau à Genève pour contempler une quatrième fois les toiles du Prado (« J’ai enfin compris le Gréco », note-t-il). Il pousse jusqu’à Berne où il voit l’ambassadeur de France, « qui ne croit pas non plus à la guerre », et le Consul général à Genève n’y croit pas non plus… Le lendemain, c’est l’invasion de la Pologne.
Décidément, comme le dira plus tard l’historien J.-B. Duroselle, l’article Croquemitaine se dégonflera n’était digne « ni d’un poète ni d’un diplomate ». Mais c’est toujours facile de le dire trente ans après.
Coriosol – Présent
P.-S. Ce n° 218 du Bulletin de la Société Paul Claudel comporte aussi un article sur L’Echange, la pièce la plus facilement abordable de Claudel (collection Folio), jouée actuellement à Lisieux, et une belle reproduction de la fresque (vers 1516) de Bernardo Luini sur le rêve de saint Joseph, qui peut éclairer la phrase d’une des héroïnes de la pièce : « Je coudrai, travaillant à l’ouvrage que j’ai sur les genoux… » (Luini serait le premier à avoir représenté la Vierge cousant).