L’association Voix de femmes a lancé une campagne de lutte contre le mariage forcé à l’occasion des grandes vacances, une période particulièrement à risque.
Elle envoie des messages à son éducatrice à 1 heure ou 2 heures du matin. Un moment de répit pendant lequel elle se sait seule, non surveillée. Shaïma (1), une jeune Algérienne de bientôt 20 ans, a été envoyée au pays à la mi-juin, promise à un cousin qu’elle ne souhaite pas épouser. «Elle n’a pas le droit de sortir. Son passeport et sa carte de séjour sont chez son oncle», raconte Marie, l’éducatrice spécialisée qui la suit depuis quelques mois. Shaïma est loin d’être seule dans cette situation, mais il est difficile d’évaluer précisément le nombre de jeunes filles menacées de mariage forcé en France. Le chiffre de 70 000 revient souvent, issu d’un rapport du Haut conseil à l’intégration de 2003, mais sa véracité est remise en question.
Reste que le mariage forcé est une réalité, et l’été une période particulièrement à risque. «Souvent, les mariages forcés sont déguisés en vacances», prévient Sarah Jamaa, directrice de Voix de femmes. Cette association a donc lancé une campagne début juillet, qui vise à empêcher les départs contraints et va courir sur un an. Depuis 2013, le fait de tromper quelqu’un pour l’emmener à l’étranger afin de le marier est passible de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende.
La mère de Shaïma l’a fait venir en France il y a quatre ans pour s’occuper de ses petits frères et sœurs. Pas question de l’autoriser à faire autre chose, si ce n’est les allers-retours entre la maison et le lycée. Lorsqu’elle réalise que Shaïma commence à avoir des amis, à plaire aux garçons et souhaite poursuivre ses études après le bac, sa mère décide de la marier : c’est le seul moyen de «s’en débarrasser proprement». Sans déshonneur. Shaïma «s’est inscrite sur des sites de rencontres communautaires pour organiser son propre mariage forcé», explique Marie. La jeune femme se dit qu’elle trouvera peut-être un homme à qui cela rendrait service aussi, homosexuel pourquoi pas. Mais un cousin l’attend au pays. Prétextant des vacances en Algérie, sa mère l’y envoie, sans lui laisser le temps de passer les épreuves de rattrapage du bac. Depuis, donc, la voilà «séquestrée». Sa mère, elle, est rentrée en France. Marie fait depuis des pieds et des mains pour faire revenir Shaïma.
«POUR MOI, MA VIE ÉTAIT FOUTUE»
«En général, on leur dit clairement [qu’on veut les marier, ndlr]. Ou alors elles voient qu’un oncle ou une tante appelle souvent. Ou qu’un cousin envoie des cadeaux», énumère Sarah Jamaa. Celles qui se rebellent, «on les menace de renvoyer leur mère au bled ou de marier leur petite sœur à leur place». Nombre de mariages sont prévus dès la grossesse ou la naissance, souvent avec un cousin. D’autres s’organisent à l’adolescence, «lors de la découverte d’une relation amoureuse avec quelqu’un qui ne correspond pas aux critères de la famille, constate Sarah Jamaa. Cela entraîne des ruptures de scolarité, des grossesses non désirées, pas mal de “mariés” exigent que leur femme arrête les études, il y a des amours brisées…» Et rappelons que le mariage implique généralement des relations sexuelles. Non consenties, donc.
A 13 ans, Mariam (1) a, elle, été promise à un homme d’une cinquantaine ou une soixantaine d’années, elle ne saurait dire précisément. Elle vit au Sénégal, lui en France. Mariam doit devenir sa quatrième épouse. «Ma tante a dit d’accord sans me demander, se souvient-elle, quatorze ans plus tard. Je me sentais très mal, pour moi ma vie était foutue.» La voyant passer beaucoup de temps avec les garçons, sa famille souhaite la marier rapidement pour la «calmer», éviter qu’elle fasse des bébés hors mariage. «J’étais un garçon manqué, je ne pensais même pas à me marier, rétorque-t-elle. Chez nous, normalement, tu dois te marier à temps, sinon les hommes ne te regardent plus. A 20, 21 ans, c’est trop tard.»
Mariam refuse le mariage. Son oncle la soutient et organise son départ vers la France. Mais ici, rebelote. A 15 ans, alors qu’elle rentre de l’école, elle trouve la maison remplie. «C’était mon mariage [religieux, ndlr], je ne savais même pas». Alertée par une voisine, la police débarque. Mariam finira par plier bagage et rejoindre un foyer. «Je ne peux pas me mettre avec un homme que je n’aime pas, justifie-t-elle. J’ai envie de faire ma vie à ma façon, je ne veux pas qu’on décide à ma place.»
DÉNONCER, C’EST STIGMATISER ?
Le site Stop-mariage forcé liste les recours existants pour les personnes menacées de mariage forcé, et un numéro de téléphone leur offre un accompagnement (01 30 31 05 05). L’association Voix de femmes a déjà pu rapatrier des jeunes filles, mais la tâche est plus compliquée que d’empêcher des départs. «L’important, c’est le travail de prévention. Mais on a très peu de moyens pour en faire en milieu scolaire, regrette Sarah Jamaa. Et on vient de perdre une subvention du ministère de l’Intérieur pour l’accueil des femmes. Ça nous supprime un poste d’accompagnement.» La lutte contre le mariage forcé est par ailleurs de plus en plus entravée par «un retour en force du relativisme culturel, regrette Sarah Jamaa. Souvent, les éducateurs ont peur de stigmatiser, ils se disent qu’on va faire augmenter le racisme. Ils ont l’idée que, parce que c’est culturel, on ne peut pas y toucher.»
Samira (1), 21 ans aujourd’hui, a pour la première fois entendu parler de mariage à 14 ans, lorsqu’elle vivait en Algérie. A 18 ans, cette Franco-Algérienne finit par accepter de rencontrer son prétendant, le frère du mari de sa sœur. «Je suis tombée amoureuse de lui, c’était un grand parleur.» Lui n’a d’intérêt que pour ses papiers français. Elle finit par s’en rendre compte et décide de mettre un terme à cette relation. «Ma mère m’a frappée avec la canne de ma grand-mère», raconte-t-elle. Le mariage civil aura bien lieu. Mais pas le mariage religieux, gage pour Samira d’avoir des enfants, dont elle a tant envie. Pas de robe de mariée, pas de fête, juste un acte administratif sans charme. Mais son mari le lui promet : le mariage aura bien lieu. Une fois qu’ils seront installés en France. Lui faisant miroiter mariage et bébés, son mari parvient à la faire venir en France. Elle n’y trouvera qu’un rendez-vous à la préfecture pour qu’il obtienne une carte de séjour, des violences et des restrictions de liberté. Samira est aujourd’hui en instance de divorce.
Si elles s’en sont sorties, Mariam et Samira ont des rapports totalement troublés aux hommes aujourd’hui. Elles ont bien eu des relations, mais rien de satisfaisant. Samira se dit prête à finir ses jours seule s’il le faut. Et son rêve d’enfants ? «J’y pense. Ça me touche vraiment en plein cœur.»
(1) Les prénoms ont été changés.