Et si ce que j’aime dans les églises, moi, c’est précisément qu’elles soient vides, qu’elle soient le lieu du vide, de l’absence, du retrait, du silence et parfois de la musique ?
Donc ce qui devait arriver est arrivé, puisqu’il est écrit que, à moins de tirer une bonne fois sur la nappe – ce dont je serais, personnellement, très partisan -, nous devrons boire jusqu’à la lie la coupe d’amertume : Dalil Boubakeur estime doucereusement qu’il faut commencer à songer à transformer les églises en mosquées…
Bien entendu, il n’a parlé que des églises vides – ce qui, si l’on prend en compte les églises de campagne, est à peu près le cas de neuf sur dix d’entre elles, les quatre-vingt-dix-neuf pour cent du temps. À ce régime, nos amis musulmans ne devraient pas manquer de lieux de prière en effet.
Et nos amis catholiques de se précipiter aussitôt dans le panneau. Vous ne voulez pas d’églises transformées en mosquées, demandent-ils ? (Et certes nous n’en voulons pas.) Eh bien vous n’avez qu’à les remplir ! Courbe la tête, fier Sicambre ! Jetez-vous au pied des autels !
Ah mais permettez, permettez ! Je suis comme la Maryvonne de Rennes, moi : je veux avoir le droit d’aller voir ailleurs un moment sans qu’on me prenne aussitôt toutes mes petites affaires et mon toit ! Je revendique le droit de n’y être pas. Je revendique le droit de ne pas.
Les chrétiens qui pour toute réponse à Dalil Boubakeur estiment que les Français n’ont qu’à aller à la messe tous les dimanches ou tous les jours de la semaine admettent implicitement que, si leurs objurgations à la pratique religieuse de masse ne sont pas entendues (or il est peu probable qu’elles le soient), il n’y a rien à opposer aux revendications musulmanes. En somme ils estiment que Maryvonne n’avait qu’à rester chez elle, au lieu d’aller courir le guilledou chez son « compagnon » à Saint-Domineuc. Niente Saint-Domineuc, nous expliquent-ils d’un air sévère, à Maryvonne et à moi. Leur raisonnement est exactement le même que ceux qui disent : le Grand Remplacement n’arriverait pas si nous faisions autant d’enfants que les Africains. Vous ne voulez pas du changement de peuple ? Reproduisez-vous comme des Maliens du Neuf-Trois ou bien, si trois femmes et dix-sept enfants vous paraissent un peu trop pour votre estomac délicat, contentez-vous du taux de reproduction de familles à grands frères, petits frères, moyens frères et ribambelle de sœurs qu’on s’embrouille un peu, sous tous ces voiles. V’z’êtes toujours là à dire ouais, c’est n’importe quoi, cette invasion, mais vous en avez fait combien, vous, d’mouflets, m’sieur Camus ? Hein ? Hein ? Hein ?
Bon, je ne vais pas recommencer. Je trouve que la croissance démographique indéfinie est une folie, comme la plupart des autres croissances indéfinies ; et que si les vieux peuples européens, dans leur sagesse, pensent que mieux vaut la modérer, ou même y mettre un terme, voire l’inverser, ils ne perdent pas pour autant le droit à leur continent, bien au contraire, car ils ne témoignent que d’un beau souci de sa conservation, et des réserves en lui de silence, de campagne, et d’absence. Loin de moi de vouloir assimiler le modérantisme démographique et l’absentéisme ecclésial, mais je plaide dans un cas comme dans l’autre, contre la force brutale du nombre, pour les droits historiques, c’est-à-dire pour les droits tout court, pour le droit, ne serait-ce que le droit de propriété, qui n’est rien s’il ne comprend pas celui de n’en user pas.
Et si ce que j’aime dans les églises, moi, c’est précisément qu’elles soient vides, qu’elle soient le lieu du vide, de l’absence, du retrait, du silence et parfois de la musique ? Qu’au cœur des villes et du tourbillon d’être et de parler, de bruire, de nuire et de nocer, elles offrent des réserves de non-être et d’abstention, de fraîcheur dans la chaleur de l’été, de pénombre dans l’excès de lumière, de hauteur dans la trivialité des jours, de beauté dans la laideur du monde, de civilisation et d’art dans l’hébétude qui gagne ?
Chrétiens, mes frères, il n’y a pas de spiritualité que dans la foi. Il y en aussi dans le doute, le croiriez-vous, dans l’inassentiment, dans le défaut d’adhésion et de présence. Je n’irai pas jusqu’à dire que les églises appartiennent autant à ceux qui s’y rendent seulement quand elles sont vides qu’à ceux qui les emplissent quelquefois, mais je crois bien qu’elles sont aussi chères aux chrétiens de civilisation, de culture et d’éducation, fussent-ils athées ou juifs, voire musulmans, qu’aux chrétiens de conviction. Nous les aimons parce qu’elles sont notre patrie charnelle, nos morts, les images qui nous ont bercés, l’espace, le parfum et le son de notre appartenance au temps et à la terre, à cette terre-ci, à ce continent-là, à cette nation chrétienne, romane et gothique dans l’âme. Et nous aimerions mieux mourir que de les voir livrées à d’autres mains, à d’autre cultes, à la botte, à la babouche ou aux pieds nus des conquérants. D’ailleurs il faudrait, pour que cela soit, que nous fussions morts. Est-ce que nous le sommes ?