On parle, à juste titre, de la nécessaire défense de l’identité. Mais en ce domaine il est des thèmes controversés, anodins pour certains, profondément destructeurs pour d’autres : ainsi en est-il de Bécassine, dont l’anniversaire (110 ans) est actuellement marqué par une exposition au Musée de la poupée à Paris, et qui est loin de faire l’unanimité. Youenn Caoussin, journaliste à War Raok (1), explique les raisons du combat de son père Herry contre le personnage, combat qu’il a repris.
— Comment expliquer à nos amis français qui, de bonne foi, ne semblent pas comprendre, notre réaction de rejet devant le personnage « si sympathique » de Bécassine ?
— Il est difficile d’expliquer aux Français que le personnage de Bécassine, qui leur est sympathique, fut extrêmement destructeur pour l’identité de la jeune fille, de la femme bretonnes. Les Français en ont fait une héroïne de BD, elle est même très « cotée » chez des éditeurs traditionalistes. Mais le personnage a rendu au moins quatre générations de jeunes filles et de femmes bretonnes honteuses de leur identité, honteuses de porter le costume, la coiffe de leur pays, honteuses de parler breton, honteuses de leurs origines rurales. Tant et si bien que toutes n’avaient plus qu’un désir, devenir des filles de la ville, ressembler le plus possible aux Parisiennes.
Si Bécassine est si sympathique aux Français c’est parce que, par l’effet d’un jacobinisme viscéral tout autant chez des républicains que chez des monarchistes ou assimilés – à gauche comme à droite, donc –, aucun ne comprend l’effet destructeur du personnage. Tous, à divers titres, sont des négateurs de l’histoire de Bretagne, de la culture bretonne, de la langue bretonne. La Bretagne n’est intéressante que regardée comme une gentille province, avec son particularisme de folklore pour touristes.
— Le personnage est né en 1905. Y a-t-il eu des réactions bretonnes à l’époque ?
— En 1905, nous sommes dans une époque très conflictuelle. L’Etat français mène aux Bretons une guerre sur deux fronts, la foi et l’identité bretonne, dont la langue est la principale cible. La même année un jeune prêtre, l’abbé Yann-Vari Perrot, crée au château de Kerjean, dans le Finistère, la fête du Bleun-Brug (Fleur de Bruyère), qui doit donner ou redonner aux Bretons la fierté de leur histoire, de leur culture, de leurs traditions, de leurs costumes, de leur musique, de leur langue. C’est un succès. Or cette fête est une des premières réactions à l’apparition de Bécassine qui, à peine née, devient héroïne des illustrés pour la jeunesse, « s’invite » dans les foyers, les écoles, et commence ses ravages dans les jeunes têtes.
— Votre père, Herry Caouissin, fait paraître en 1937 une comédie écrite avec Léone Calvez, Bécassine vue par les Bretons. Quel retentissement connaît cet ouvrage ?
— Herry Caouissin, alors jeune secrétaire de l’abbé Perrot pour le Bleun-Brug et ses revues bretonnes Feiz ha Breiz (Foi et Bretagne) et Feiz ha Breiz ar Vugalé (Foi et Bretagne des enfants), mène l’offensive contre Bécassine. La comédie écrite avec avec Léone Calvez a beaucoup de succès, elle est jouée dans toute la Bretagne et fait l’objet d’un livre bilingue, tiré à 3 000 exemplaires et aujourd’hui très difficile à trouver.
Il y eut d’autres réactions, entre autres la parution d’une brochure intitulée Merc’hed Breiz (Filles de Bretagne), donnant en exemple d’authentiques héroïnes bretonnes. Et pour la petite histoire, trois militants bretons vont, en 1939, détruire le mannequin de cire de Bécassine au Musée Grévin…
— Pensez-vous utile de continuer à se battre pour dénoncer Bécassine ?
— En 2015, le combat contre Bécassine peut sembler dépassé. C’est vrai d’une certaine manière, car Bécassine a parfaitement rempli sa tâche de débretonnisation, elle n’est plus « utile ». D’autre part, les Bretonnes qui ont conscience de leur identité n’ont plus honte et n’hésitent pas à la revendiquer : de ce côté-là, les nationalistes bretons ont gagné.
Cependant ces Bretonnes fières de leur identité – et cela vaut pour les Bretons – sont toutes atteintes, à de rares exceptions près, d’un autre mal, la séduction irraisonnée pour le multiculturalisme qui dissout les identités. A la francisation véhiculée par Bécassine a succédé le cosmopolitisme tout aussi destructeur, et cela au nom du « bien-vivre ensemble ». On en est même arrivé au stade de « bécassineries exotiques » lorsqu’on peut voir dans des groupes celtiques ou des pardons défiler des « chances » issues de la « diversité » affublées de costumes bretons. Le costume n’est plus qu’un déguisement…
Contrairement aux périodes précédentes, ces « bécassineries » ne provoquent plus aucune réaction hostile : le « Mouvement breton » politique et culturel est, depuis 1968, en grande partie inféodé aux idéologies de gauche, favorables à l’immigration destructrice des identités. Les prétendus nationalistes bretons soixant-huitards sont incapables de comprendre que l’identité bretonne, mise à mal par la francisation, ne survivra pas à l’exotisation.
Si donc le combat contre Bécassine a encore un sens, il se place au niveau de ce multiculturalisme destructeur, dilueur, qui fait qu’une Africaine peut, sans ridicule, revêtir un costume breton. En dénonçant ces « bécassinades », je rejoins ainsi le combat de mes parents et de leurs amis nationalistes…
War Raok !, la voix de la nation bretonne, [email protected]
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