Par Danièle Masson
Pour célébrer à sa manière le bicentenaire du Code Napoléon, Xavier Martin publiait en 2003 Mythologie du Code Napoléon, aux soubassements de la France moderne, chez Dominique Martin Morin. Il m’avait, voici dix ans, envoyé son livre, très aimablement dédicacé. Ce livre m’intimidait par son érudition, son foisonnement, en partie dû à son choix de privilégier, non les travaux explicatifs, mais les sources de l’époque, surabondamment citées, sans doute aussi par l’acuité et la complexité de l’analyse. Mais les charmantes Marianne qui, dans les Manifs pour tous, brandissaient le Code civil comme arme suprême contre le « mariage » homosexuel, m’ont incitée à revenir à Xavier Martin, pour entrer dans les arcanes d’un texte qui ne relève pas de la seule technique juridique mais est, comme dit l’auteur, transdisciplinaire, impliquant une conception philosophique de l’homme : « Les vrais ressorts de l’entreprise [du Code civil] sont culturels et se rattachent à une ample histoire des mentalités », écrit Xavier Martin.
Cette conception, loin d’être spiritualiste, est héritée de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, et donne donc, en ses tendances mécanistes et matérialistes, une image appauvrie de la nature humaine. Démythifier le Code civil consiste, en grande partie, à dégager ce legs.
Le Code civil s’élabore, remarque l’auteur, après « dix ans d’anarchie révolutionnaire » qui « ont sonné l’heure de la caporalisation ». Ses auteurs, trois avocats, et un magistrat, Portalis, Tronchet, Maleville, Bigot de Préameneu, sous la direction de Cambacérès, sont des hommes de l’Ancien Régime, marqués par « l’expérience traumatisante de la Révolution ». Cette nation « dégradée et férocisée », selon l’expression de Benjamin Constant, signe la fin de l’idéal rousseauiste du bon sauvage, et c’est à retisser l’étoffe du tissu social qu’ils s’emploient.
D’où le souci de restauration familiale, contre le desserrement voulu par la législation révolutionnaire des liens « tenus pour concurrents de la conscience civique ». Saint Just ne disait-il pas : « l’amour sacré de la patrie (…) immole les affections privées » ? Le divorce par consentement mutuel, le pouvoir paternel dessaisi de l’arme testamentaire, étaient des conquêtes de la Révolution. Le Code civil restreint le premier et restaure le second. A trois reprises, mais dans des contextes différents, Xavier Martin cite, prémices du Code, l’article 4 de la Déclaration des devoirs de l’an III (1795) : « Nul n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux. » Deux ans plus tard, Portalis déclare en écho : « Ce sont les époux fidèles, les bons pères, les bons fils qui font les bons citoyens. » Et Xavier Martin d’ajouter joliment que, conséquence de la « pratique intensive de la guerre » chez Napoléon, « l’heure est plus que jamais à la reproduction ».
Le legs des Lumières
Mais le même Portalis, déclarant « il n’y a que des individus dans la nature », rejoint l’individualisme philosophique des Lumières, et conçoit la société non comme naturelle mais comme « jonction contractuelle d’hommes par nature solitaires ». Ou encore : « Il n’est pas question d’examiner ce qui est le plus conforme au droit naturel, mais ce qui est le plus utile à la société. »
Un des grands mérites du livre est de dégager la nouvelle conception de l’homme dont héritent les auteurs du Code. Absence de référence à la loi naturelle, critère exclusif de l’intérêt, conception d’un homme considéré comme une « machine » (Voltaire), intériorité humaine réduite à une « chimie des sensations » (Condillac), couronnant le sensualisme de Locke, rendent problématiques la liberté et la dignité humaines.
C’est ainsi qu’Alexandre Koyré évoque « l’alliance impure de Newton et de Locke » : l’attraction universelle de la physique newtonienne est l’analogie de la mécanique réglée par l’intérêt. Autrement dit, « ce que l’attraction est au monde physique, l’intérêt égoïste l’est au monde moral ». Et le rôle du législateur, qui croit connaître l’algèbre du cœur humain, est « de faire en sorte que le citoyen qui obéit aux lois, ne croie obéir qu’à sa propre volonté » (Sédillez). C’est, commente Xavier Martin, « le paroxysme de l’idéal manipulateur ».
L’un des meilleurs exemples en est l’instrumentalisation du catholicisme. Selon Portalis, « le scepticisme de l’athée isole les hommes. (…) Il dénoue tous les fils qui nous rattachent les uns aux autres ». Et donc le Concordat, signé en 1801 avec le pape Pie VII, est « en connexion directe avec les fondements politiques du Code Napoléon ». Non pour redonner au spirituel la primauté d’honneur qui lui revient ; c’est pour « subjuguer les consciences », comme le dit Portalis, que l’Etat consulaire rétribue un clergé catholique supposé contrôlé. Symboliquement, parodiant en quelque sorte l’acte du pape couronnant empereur à Rome Charlemagne le 25 décembre de l’an 800, Napoléon se fait sacrer empereur en présence du pape Pie VII à Notre-Dame de Paris, le 2 décembre 1804… et se couronne lui-même.
Du Code aux « valeurs républicaines »
Promulgué le 21 mars 1804, le Code civil, qui devient en 1807 Code Napoléon, fait presque l’objet d’un culte. « Espèce d’arche sainte » dit Bigot de Préameneu, portant le nom d’un Napoléon qui se disait appelé, en toute humilité, à devenir « l’arche de l’ancienne et la nouvelle alliance », il est fondé sur un compromis.
Partis de l’hypothèse que la société est, non pas conforme à la loi naturelle mais jonction contractuelle d’hommes par nature solitaires, les auteurs du Code cherchent cependant, dans l’exemple du mariage, à échapper à la logique du contrat, fragile par définition, pour atteindre la permanence que seule donne l’institution. « Le mariage est contrat perpétuel par destination », dit Portalis, et encore : « Le mariage est un contrat, mais le plus saint des contrats. »
Thibaud Collin, qui a lu Xavier Martin, commentait en 2012 dans son livre Les lendemains du mariage gay : « Portalis est tiraillé entre deux logiques, celle du contrat et celle de l’institution », marquée par l’ordre naturel stable. Et il interroge : « Dire que le mariage est un contrat, n’est-ce pas (…) vider de sa substance le mot institution pour en penser la dimension proprement politique ? »
Remanié en 1200 de ses articles (sur 2281), le Code civil suit les changements de la société civile. Depuis 1958, il a progressivement tiré les conclusions logiques de l’égalitarisme et de l’individualisme révolutionnaires : égalité femme-homme, père-mère, enfant légitime-enfant naturel, adulte-adolescent. Au-delà du domaine juridique, le Code est, dans l’esprit des auteurs, « une entreprise d’ample reconstruction sociale, (…) une affaire de restructuration sociale et politique ».
Loin d’être un précis de droit naturel, loin d’être une arme contre les dérives contemporaines, il ouvre la voie, écrit Xavier Martin, aux « énigmatiques valeurs républicaines (que vient couronner l’éclatant principe “non à une loi morale qui primerait la loi civile”) et les hasards bioéthiques nécessairement y afférents ».
Cette voie devient un boulevard quand la France est invitée à adopter un droit commun européen, comme le suggère Catherine Delplanque, chercheur en histoire du droit : « La France hésite entre un droit commun et des législations spéciales. Elle ne trouvera réponse que dans la supranationalité législative et l’espace juridique européen. »
Xavier Martin a le grand mérite d’avoir anticipé ces périls, démystifiant le Code à travers les intentions de ses auteurs, en un livre ardu, très riche, non dépourvu, à l’occasion, d’ironie corrosive.
• Xavier Martin, Mythologie du Code Napoléon – Aux soubassements de la France moderne, DMM, 2003. 512 pages, 34 euros