L’affaire avait tout pour passer inaperçue. Difficile, a priori, de se passionner pour une histoire d’étude d’impact de loi d’orientation sur les transports, qui mêle jargon administratif et technicité juridique. Préciser que les parties prenantes sont la direction des infrastructures du ministère de la Transition écologique, un cabinet d’avocats anglo-saxon et le Conseil d’Etat, n’aide pas à soulever davantage les passions. Et pourtant, la pièce jouée entre ces trois acteurs tout au long de l’année 2018 constitue l’un des ratés les plus spectaculaires de l’esprit start-up nation, encouragé par Emmanuel Macron depuis sa prise de pouvoir. .(…)
Au-delà du renoncement politique, cet étrange auto-dessaisissement pose des questions sur la gestion des deniers publics. N’existait-il pas de solution interne à la fonction publique pour rédiger l’exposé des motifs et l’étude d’impact ? Le ministère de l’Ecologie compte 57.000 fonctionnaires, dont de nombreux énarques. (…)
Contacté par Marianne, le cabinet d’Elisabeth Borne, ministre déléguée aux Transports auprès du ministre de l’Ecologie, jure qu’il n’a jamais été envisagé d’externaliser l’exposé des motifs : “S’agissant de l’exposé des motifs, il n’a jamais été question qu’il soit élaboré par un tiers extérieur. Cela n’aurait de toute façon absolument aucun sens d’imaginer qu’un tel document, politique par nature, pourrait être « sous-traité » à un tiers extérieur“. On nous explique qu’il s’agissait plutôt “d’une assistance technique à la mise au point des documents nécessaires à la présentation de la loi, et visait en l’occurrence à établir une synthèse des éléments de référence de la loi”.
Le contenu de l’appel d’offres, que Marianne s’est procuré, paraît pourtant montrer le contraire. (…) Cette mission est tout sauf anecdotique… ce que rappelle d’ailleurs le ministère de l’Ecologie dans son offre : “(l’exposé des motifs) constitue l’un des éléments des travaux préparatoires d’une loi, auquel le juge peut se référer en cas de doute sur les intentions du législateur“. La tâche prévue dépasse donc largement le cadre d’une simple synthèse technique, pour laquelle il serait d’ailleurs difficile de comprendre qu’on ait recours à un prestataire extérieur à la fonction publique.
En parallèle, le marché public comprend également une réalisation de l’étude d’impact du projet de loi, à travers notamment une “évaluation de l’impact, par mesure ou ensemble cohérent de mesures : conséquences économiques, financières, sociales et environnementales, coûts et bénéfices financiers attendus pour les administrations publiques et les personnes physiques et morales intéressées, conséquences sur l’emploi public”. Auprès de Marianne, l’entourage de la ministre des Transports justifie ce recours par la spécificité de la loi Mobilités, qui aborde de nombreux sujets différents. “Le projet met en jeu des questions qui ne sont pas forcément le cœur de métier des services du ministère : les finances publiques, la réglementation, la vidéosurveillance, beaucoup de calculs. Il peut être précieux de s’appuyer sur des compétences extérieures. Tout cela est finalement un grand classique“. Un argument discutable : si le recours à des prestataires pour des études d’impact est banal de la part de collectivités territoriales, qui ne disposent pas toujours d’une administration suffisante, plusieurs interlocuteurs, hauts fonctionnaires comme avocats, nous ont confié n’avoir souvenir d’aucun précédent concernant un projet de loi du gouvernement. “C’est une première“, nous confirmera d’ailleurs le cabinet vainqueur de l’appel d’offres.
Après l’attribution du contrat, le contenu de celui-ci va toutefois être modifié. Dans une “mise au point“, le ministère de l’Ecologie explique que le cabinet qui remporté l’appel d’offres devra finalement préparer “un projet de synthèse des éléments de référence de la loi“, et non plus un exposé des motifs à proprement parler. Il faut dire qu’entretemps, un article caustique du Canard enchainé a pointé l’étrangeté de cette initiative… 5…)
Le cabinet Dentons, dans son ensemble, est loin d’être spécialisé dans le droit public. Sur les quelque 129 avocats que compte son bureau de Paris, seuls trois exercent dans cette spécialité, comme nous l’indique la direction de la communication du cabinet : “Nous sommes trois en droit public, c’est vraiment peu“. Parmi ces trois avocats, Marc Fornacciari, par ailleurs directeur de l’ensemble du bureau de Paris, est en revanche un professionnel reconnu du droit des transports. Enarque, ancien membre du Conseil d’Etat, il fait partie des dix ténors français de la spécialité, selon le site “Legal 500”.(…)
Le nom de sa principale collaboratrice en droit public est lui aussi connu des plus hautes instances de l’Etat. Il s’agit de Dorothée Griveaux… sœur du porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux.
Si on comprend l’intérêt pour Dentons d’un tel contrat, notamment en termes de renommée – le cabinet reconnaît d’ailleurs qu’il s’agissait d’un client “prestigieux et important” -, celui de l’Etat apparaît moins évident à saisir. (…) Ce gâchis d’argent public n’a pas ému le Conseil d’Etat. En revanche, son résultat, si : le 15 novembre, l’autorité administrative suprême, qui vérifie notamment la conformité des projets de loi à la Constitution, étrille l’étude d’impact réalisée sur la base des travaux de Dentons et Setec ! “L’étude d’impact (…) ne satisfait pas, en ce qui concerne ces dispositions, aux exigences posées par la loi organique du 15 avril 2009. Non seulement elle ne présente ni le dispositif retenu ni les objectifs qu’il poursuit, mais, en outre, elle met en avant, pour le justifier, un constat erroné”, écrivent les juges administratifs, qui pointent des “lacunes“, des “incohérences” et des “insuffisances” multiples. Tout ça pour ça. (…)
Mais alors, pourquoi un tel empressement de l’Etat à externaliser la réalisation de cette étude d’impact ? Ouvert sur une très courte période – du 12 au 22 janvier 2018 -, le marché public prévoyait initialement que la prestation devait elle-même être effectuée très rapidement : “Le délai prévisionnel global d’exécution des prestations est de 2 semaines pour la tranche ferme à compter de la date de notification du marché, l’ensemble des livrables devant être très rapidement disponibles”. A l’époque, ces délais justifiaient la mise en concurrence très courte. Un procédé par ailleurs souvent utilisé par l’administration pour d’autres raisons : “Généralement, quand l’Etat décide de délais aussi courts, c’est pour restreindre le nombre de candidats, exercer un écrémage naturel”, considère un avocat en droit public d’un grand cabinet. Or, Dentons et Setec ont finalement planché sur le document pendant près de trois mois, la société d’ingénierie terminant même une prestation “optionnelle” durant le mois d’août. (…)
Plus d’un an après l’appel d’offres, le projet de loi n’a toujours pas été discuté devant le Parlement. Plusieurs fois repoussé, le texte est désormais prévu pour la mi-mars 2019, après le grand débat national. Preuve que le temps ne pressait pas tant que ça.