Le rêve éveillé de la présentatrice de radio américaine Krista Tippett sur une nouvelle « foi » de l’avenir, détachée du « monopole de la religion », n’aurait guère d’intérêt pour les lecteurs francophones si n’était le lieu où elle l’exprime. La version Internet comme la revue papier d’America Magazine donne une belle place à ses propos. Or America Magazine est la revue hebdomadaire des jésuites des Etats-Unis, qui se considère comme la principale source où s’exprime la pensée catholique dans le pays.
La revue se vante d’accueillir la plume de prix Nobel, des principales figures de l’Eglise catholique américaine, des leaders de la politique et des arts. Papes, présidents, hommes de lettres s’y expriment. Le journal se vante d’avoir soutenu avec enthousiasme le concile Vatican II et les réformes qui l’ont suivi, et d’avoir exprimé avec « mesure » sa dissidence à l’égard de l’interdiction de toute contraception artificielle par Humanae vitae.
Krista Tippett, une sycrétiste qui s’exprime dans une revue jésuite
America Magazine accueillit en 2013 la traduction anglaise d’une des premières interviews choc du pape François publiée simultanément en italien par La Civilta Cattolica, si proche de lui. C’est le lieu où l’on se réjouit aussi du refus de la « réforme de la réforme » exprimé par le pape François à la fin de l’année dernière. Il y a un peu plus d’un mois, la revue justifiait l’absence de réponse du pape François aux « Dubia » des quatre cardinaux sur Amoris laetitia. On peut dire qu’elle est à la pointe du progrès ou plutôt du progressisme jésuite. Avec un pape jésuite sur la chaire de Pierre, elle pèse encore davantage.
C’est pourquoi l’affaire dont je vais vous parler est à prendre au sérieux. Voici donc une femme passionnée de théologie qui vient parler de la religiosité moderne, à l’ère de l’explosion du nombre des « sans » – les personnes qui s’affirment sans religion, dont le nombre ne cesse de croître dans le monde développé.
Cela commence très fort avec la citation d’un prêtre – jésuite bien sûr –interviewé par Krista Tippett : l’astronome du Vatican, le P. George Coyne, lui avait dit que « le contraire de la foi n’est pas le doute ; le contraire de la foi est la certitude ». Comme si croire avec certitude tout ce que Dieu nous enseigne sans pouvoir ni se tromper ni nous tromper était « contraire » à cette vertu théologale, et à ce devoir d’avoir les connaissances nécessaires au salut…
Krista Tippett oppose la nouvelle foi au monopole de la religion
L’idée de Krista Tippett est de présenter la foi comme toujours en évolution, dans chaque culture et dans chaque vie. Le parallèle entre l’évolution de la foi personnelle et celle des cultures est particulièrement malhonnête : elle met sur le même plan les temps difficiles dans la vie de chacun, mais aussi la croissance individuelle dans la foi – adhésion de plus en plus confiante à la Révélation divine – comme on peut croître en espérance ou en charité, et une prétendue évolution objective du contenu de la foi qui serait, dans cette logique tippettienne, liée à l’histoire. Il est vrai que l’idée est en vogue aujourd’hui – c’est toute la controverse d’Amoris laetitia, qui prétend adapter la pastorale aux circonstances du jour parce que la doctrine intemporelle serait trop brutale.
Ce que dit l’auteur de la société américaine vaut en réalité pour toutes les sociétés où l’adhésion à une foi structurée est en chute libre, davantage souvent qu’aux Etats-Unis. Pour elle, parler de ce qui est « spirituel mais pas religieux » fait référence à une réalité dont on ne verrait que la pointe de l’iceberg : « Nous sommes parmi les premiers peuples dans l’histoire de l’humanité qui, en gros, n’héritent pas de leur identité religieuse comme d’un donné venant de la famille ou de la tribu, comme la couleur des cheveux et la ville natale. Et cela ne conduit pas au déclin de la vie spirituelle mais à sa transformation. » Elle y voit une « réformation » heureuse, et non codifiée comme celle de Luther, qui conduit vers une sorte de christianisme sans religion.
“America Magazine”, la revue jésuite où on peut opposer foi et certitude
Pour Krista Tippett, il n’est pas étonnant qu’un tiers des jeunes de moins de 30 ans aux Etats-Unis se présentent comme des « sans » : « Les jeunes nés dans les années 1980 et 1990 se sont distanciés de la notion de définition religieuse, puisqu’ils atteignent la majorité à une époque où les voix religieuses les plus fortes sont devenues des forces toxiques au sein de la culture locale ». De qui parle-t-elle, au juste ?
Mais le monde de ces « sans » est selon elle un univers en pleine expansion, « l’un des espaces les plus vibrants et provocateurs sur le plan spirituel de la vie moderne. Ce n’est pas un monde d’où la vie spirituelle est absente. C’est un monde qui résiste aux excès et aux manques religieux ». Ces « sans religion » sont bourrés de curiosité théologique, « ils remplissent les églises et les synagogues »… Ils ont inventé, à l’en croire, tout un nouveau monde d’engagement social, de création de communautés, ils ne voient plus la distinction entre le monde spirituel et le monde temporel, « même si aucun d’entre eux n’est religieux d’une quelconque manière traditionnelle ». Loin des catégories, loin des « boîtes », ils sont branchés sur le mystère et ils sont l’avenir, proclame Tippett, elle-même divorcée, mère de deux enfants.
Suit un passage lyrique sur les merveilles de la conscience, plus inexplicable qu’un trou noir, les mondes virtuels auxquels nous nous habituons, cette vie qui nous « rend perplexe », où science et mystère s’entrecroisent. « Les biologistes, et les neuroscientifiques, et les socio-psychologues font entrer les grandes vertus au laboratoire – le pardon, la compassion, l’amour, même l’émerveillement. Ils en décrivent, d’une manière qui serait impossible à la théologie seule, le fonctionnement ; ce faisant, ils rendent la pratique de la vertu et même les éléments de la rectitude plus accessibles à l’homme », écrit-elle. Il ne faut pas demander trop d’explications : comme l’art contemporain, la spiritualité moderne se paie de mots… Ecoutez cependant ce qu’elle en conclut : l’absence de confrontation entre la science et la foi, « ce nouveau dialogue et cette interaction nés d’un émerveillement partagé sont révolutionnaires et apportent à tous la rédemption ». La connaissance serait-elle donc rédemptrice ? On a déjà entendu ça quelque part, dans les loges et parmi les adeptes de la gnose…
La nouvelle foi des « sans religion »
Mais la réflexion se poursuit – dans une revue jésuite qui prétend apporter l’éclairage catholique aux débats contemporain, il faut le rappeler. Mme Tippett (oui, c’est le nom du mari dont elle s’est séparée) invoque l’exemple de saint Benoît, de saint François, de saint Ignace de Loyola : « Tous, ils parlèrent d’un point éloigné d’une Eglise qui, dans leur vécu, avait été domestiquée à l’extérieur et s’était refroidie à l’intérieur, sans relation avec son propre noyau spirituel. Je vois leurs semblables œcuméniques, humanistes, transnationaux parmi les “sans” ».
La conclusion de cet article intitulé « L’avenir de la foi » en dit long sur les croyances profondes d’une femme élevée par ministresse baptiste sévère, qui a parfait son éducation universitaire en Allemagne de l’Est, communiste, qui a étudié les « divinités » à Yale et plaide pour le respect de toutes les religions, qui s’est vu remettre la Médaille nationale des humanités par Obama en personne. Ancienne diplomate, elle a renoncé à sa carrière pour aller passer deux ans d’« auto-évaluation » à Majorque où elle a redécouvert la Bible. Au bout du compte, elle est de l’avis que chaque religion donne à ceux qui la suivent un chemin authentique vers la vérité, raison pour laquelle chacun doit respecter et apprécier les autres religions. Air connu.
« Les nouvelles dynamiques de la vie spirituelle » selon Krista Tippett
C’est à cette lumière qu’il faut lire ce qu’elle proclame dans la revue des jésuites américains : « De tant de manières, je vois les nouvelles dynamiques de la vie spirituelle de notre temps comme des dons faits à la sagesse des siècles, alors même qu’elle déboulonne les fondements de la foi telle que nous l’avons connue. C’est une dialectique par laquelle la foi, pour assurer sa propre survie, trouve une chance de vivre plus profondément qu’elle ne l’a jamais fait, selon sa dimension essentielle. Je n’ai aucune idée de l’allure que prendra la religion à cent ans d’ici, mais cette évolution de la foi nous changera tous ».
Et c’est ainsi que la revue jésuite America Magazine donne de la place et de l’importance au délire éveillé d’une femme qui rêve de la disparition des fois structurées, qui par conséquent rejette comme dépassée la foi catholique pour vanter une nouvelle religion accueillant chacun dans l’auto-contemplation de l’humanité et du cosmos.
Faut-il faire un dessin ?