Philippe Pichot-Bravard, docteur en droit, maître de conférences en histoire du droit, directeur d’émission sur Radio Courtoisie, est l’auteur d’un livre remarqué en 2014 : La Révolution française. L’ouvrage est couronné du Prix Renaissance des Lettres 2015, qui lui sera remis lors d’un grand dîner à l’aéro-club de France le mercredi 4 février prochain par le prince Sixte-Henri de Bourbon-Parme.
— Depuis Michelet et son Histoire de la Révolution (dans les années 1850), que sait-on de plus sur le sujet, en matière de faits et d’histoire des idées ?
— Au cours de ces dernières décennies, plusieurs études très fouillées ont renouvelé notre connaissance de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, notamment les études du chartiste Augustin Cochin sur les sociétés de pensée, de Jean de Viguerie sur l’éducation, sur la religion et sur les idées politiques de Louis XVI, les études de Reynald Sécher sur le génocide vendéen, les études de Xavier Martin sur l’anthropologie des Lumières et sur le code Napoléon. Ces études n’avaient pas, jusqu’à aujourd’hui, donné lieu à une relecture globale de la Révolution, mettant en valeur son ambition fondamentale : faire table rase du passé pour construire, à partir d’idées abstraites, une société entièrement nouvelle, et un homme nouveau adapté à cette société nouvelle.
— Vous êtes juriste de formation. En quoi cela influe-t-il sur votre analyse des événements de la Révolution ?
— Ma formation d’historien du droit et d’historien des idées politiques me porte à prêter une attention particulière aux conceptions philosophiques, à l’évolution des mentalités, à la conception du droit, à la traduction des idées dans la législation, au contenu des constitutions et des lois. Jusque-là, l’histoire de la Révolution, et d’une manière générale, l’histoire de France, a été écrite par des historiens des facultés de lettres. Un historien du droit peut apporter un éclairage différent, qui insistera moins sur l’événementiel (sans pour autant le négliger) pour offrir de la Révolution une analyse philosophique, institutionnelle et juridique qui mettra en valeur les traits les plus saillants, ceux qui sont utiles à la compréhension de l’événement et de sa portée. Ainsi, certains aspects très importants, habituellement négligés par les historiens des lettres, sont mis en valeur.
— Avez-vous un exemple à nous donner?
— La définition par l’abbé Sieyès du système représentatif sur lequel repose notre ordre constitutionnel. Le 7 septembre 1789, l’abbé Sieyès, à la tribune de l’Assemblée, expliqua aux députés qu’ils avaient le choix entre deux formules politiques : la démocratie, régime dans lequel le peuple décide lui-même des lois auxquelles il doit obéir, et le régime représentatif, dans lequel le peuple élit des représentants qui décident à sa place de ces lois, des représentants qui, une fois élus, échappent complètement à ceux qui les ont élus, votant la loi en leur âme et conscience, sans être tenu par quelque mandat impératif que ce soit. Concrètement, en septembre 1789, il s’agissait d’affranchir les députés du contenu des cahiers de doléances qui ne leur demandaient pas de dépouiller le Roi de ses prérogatives souveraines et de rédiger une constitution écrite, il s’agissait d’escamoter ainsi la prodigieuse inconstitutionnalité de tout ce que les députés avaient fait depuis le 17 juin 1789. A plus long terme, cette démonstration illustre toute l’ambiguïté de notre système politique, qui se prétend démocratique alors qu’il est représentatif, c’est-à-dire, par nature, oligarchique. L’une des tensions les plus fortes que connaît notre système politique découle de là.
— La Révolution semble obéir à un principe : le révolutionnaire du jour est le modéré de demain, qui trouvera plus révolutionnaire que lui. Comme un jeu de « guillotine musicale », si je puis dire. Est-ce caricatural de résumer ainsi la marche des événements ?
— Dès les premières journées révolutionnaires et les massacres qui les accompagnent, en juillet 1789, se met en place une dynamique de radicalisation révolutionnaire. A chaque fois que la Révolution se radicalise un peu plus, une fraction de ceux qui la soutenaient jusque-là manifeste son inquiétude et son souci de « terminer la Révolution ». L’affrontement qui en découle, entre « radicaux » et « modérés », se termine toujours par la victoire des « radicaux », lesquels, une fois vainqueurs, se divisent à leur tour entre une aile radicale et une aile modérée. Après l’affrontement entre « constitutionnels » et « monarchiens », au cours de l’été 1789, les constitutionnels, vainqueurs en septembre-octobre 1789, se divisent, au cours de l’été 1791, après Varennes, entre « radicaux », les Jacobins, et « modérés », les Feuillants. Après la victoire des Jacobins lors du coup d’Etat du 10-Août et les massacres de Septembre, les Jacobins se divisent entre « radicaux », les Montagnards, et « modérés », les Girondins. Après la victoire des Montagnards, lors du coup d’Etat des 31-Mai et 2-Juin, les Montagnards se divisent entre « radicaux », les ultra-révolutionnaires, « enragés » et « hébertistes » et modérés, les « indulgents » ou « dantonistes », dont le conflit devait être arbitré par Robespierre qui élimina les uns et les autres. Le mécanisme se stabilise alors. Thermidor brise une dynamique révolutionnaire grippée depuis l’élimination des ultra-révolutionnaires au mois de mars précédent.
— Quelle part faire à la fatalité et quelle autre part aux sociétés de pensée ?
— La Révolution française a été un événement d’une grande complexité. Dans les années 1780, la France, par-delà ses indéniables atouts, traverse une crise très grave, crise des mentalités, crise sociale, crise institutionnelle et financière, aggravée ultimement, en 1787-1789, par une dégradation de la situation économique due à des difficultés climatiques et à la mise en œuvre d’un traité de libre-échange avec la Grande-Bretagne. Cependant, il y a aussi, au sein des élites sociales, nobiliaires et surtout bourgeoises, des hommes qui aspirent à bouleverser les institutions et l’ordre juridique de la France pour construire une société nouvelle. Ces hommes appartiennent aux sociétés de pensée, c’est-à-dire à des cercles de sociabilité, reliés entre eux, qui s’intéressent aux questions politiques, économiques et sociales. Ce sont les cabinets de lecture et les loges maçonniques. Sous la Révolution, les assemblées d’électeurs parisiens et les clubs révolutionnaires, notamment le club des Jacobins et son réseau de sociétés affiliées, s’y surajouteront. Ces sociétés de pensée ont joué un rôle important dans la déstabilisation de la monarchie.
— Quel a été leur rôle?
— Elles ont orchestrées la fronde des corps intermédiaires contre le cardinal de Loménie de Brienne et la réforme Lamoignon au cours du printemps 1788. Pendant l’hiver 1788-1789, elles ont préparé activement la réunion des assemblées d’électeurs et l’élection des députés, réussissant à faire élire leurs amis presque partout dans les assemblées du Tiers-Etat et souvent, même, dans les assemblées du Clergé, et même parfois dans celles de la Noblesse. Dans son pamphlet, Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, l’abbé Sieyès a décrit les objectifs des partisans du changement et la méthode qu’ils devaient suivre pour les atteindre. Il écrit que le Tiers-Etat devra, lors de la réunion des Etats généraux, se transformer de son propre mouvement en assemblée nationale et prendre l’initiative de rédiger une constitution écrite, laquelle gravera dans le marbre les principes de la régénération révolutionnaire : souveraineté nationale, proclamation de droits de l’homme définis de manière abstraite et générale, rationalisation et sécularisation des institutions et du droit. Au cours des événements révolutionnaires de l’année 1789, l’action des sociétés de pensée apparaît à plusieurs reprises et de différentes manières. Elle apparaît dans l’orchestration de journées révolutionnaires, ce que Camille Desmoulins reconnaît le 21 octobre 1792, dans un discours prononcé à la tribune des Jacobins, à propos des journées parisiennes des 12, 13 et 14 juillet 1789.
— Peut-on dire que les sociétés de pensées ont manipulé l’opinion?
— Oui, notamment par la manipulation de la langue : dès 1789 apparaît une langue révolutionnaire qui utilise certains mots en sens inverse de leur sens communément admis, des mots qui servent à mobiliser (liberté, égalité, fraternité, peuple, patrie…) et des mots qui servent à stigmatiser et à paralyser l’adversaire (aristocratie, tyrannie, fanatisme, esclavage…). Il faut tenir compte également, tout au long de la Révolution, du jeu des clubs révolutionnaires, en particulier le club des Jacobins. Ce club joue le rôle d’un groupe parlementaire au sein duquel les députés de gauche définissent leur tactique parlementaire. Il est aussi le moyen, grâce au réseau des sociétés affiliés, d’orchestrer une agitation révolutionnaire dans les provinces et de créer des mouvements artificiels d’opinion en suscitant l’envoi, par ces sociétés affiliées et par les administrations qu’elles dominent, de pétitions à l’Assemblée.
— Qu’avait de particulier l’Ouest de la France pour que le mouvement contre-révolutionnaire y vive avec une telle détermination ?
— Il faut relever que l’Ouest de la France n’a pas le monopole de la résistance contre-révolutionnaire. Un peu partout en France, des communautés d’habitants ou des pays ont manifesté leur opposition à la régénération révolutionnaire et leur attachement à la foi catholique. Citons, notamment, une part importante du Languedoc (Ardèche, Lozère et Aveyron). Ces terres de résistance ont pour trait commun d’être des terres catholiques ferventes, qui ont bénéficié de l’action missionnaire de la Contre-réforme au XVIIe siècle. Rappelons ici les prédications du P. de Montfort dans les diocèses de Luçon, de Poitiers, mais aussi de Saint-Malo. Rappelons aussi l’action réformatrice des évêques d’Angers entre 1560 et 1760, action qui fut étudiée par Jean de Viguerie. L’Ouest de la France a aussi pour caractéristique d’avoir connu une société particulièrement harmonieuse. Songez que la Normandie n’a jamais connu le servage (contrairement à la Champagne, au Nivernais ou au Limousin, où il fut massif et tardif). Songez que la Bretagne, le Maine, l’Anjou et le Poitou ne l’ont connu que de manière très marginale, et qu’il y a disparu très tôt (dès le XIe siècle en Bretagne, où il n’existait que dans la presqu’île de Crozon). En Basse Normandie et en Bretagne, la noblesse était plus nombreuse qu’ailleurs, une noblesse pauvre et résidente, proche des paysans. Les alliances matrimoniales entre nobles et paysans aisés étaient fréquentes, ce qui donnait une consistance à l’amitié politique et contribuait à diffuser les valeurs aristocratiques dans la population : beaucoup de paysans bretons, notamment, se savaient descendants de hobereaux.
— Bonaparte a mis fin à la Révolution tout en l’ancrant dans le Code civil…
— Bonaparte a mis fin au désordre révolutionnaire, à l’instabilité politique et juridique. Il en a enraciné les conceptions anthropologiques dans le code civil, comme l’a montré Xavier Martin. Il en a exporté les principes manu militari aux quatre coins de l’Europe.
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