Benoît Collombat, journaliste à France Inter, entretient depuis dix ans une relation presque intime avec un illustre disparu de la Vème République: Robert Boulin, maire de Libourne, plusieurs fois ministre sous les présidences de De Gaulle, Pompidou et Giscard, retrouvé mort le 30 octobre 1979 dans un étang de Rambouillet. Officiellement suicidé, sans doute assassiné. A faire parler avec persévérance les archives et quelques nouveaux témoins, il n’est pas surprenant que le journaliste ait fini par connaître très bien l’histoire du SAC (Service d’Action Civique), police de l’ombre créée par le Général, devenu une officine criminelle chargée de couvrir les «affaires» et qui, aujourd’hui encore, embarrasse les édiles droite. Mais que reste-t-il donc de si gênant, à découvrir sur le mort du juge Renaud ou de Robert Boulin? Dans «Cher pays de notre enfance», Benoît Collombat, avec Etienne Davodeau pour le dessin, nous racontent.
Dans une enquête graphique menée avec le dessinateur Etienne Davodeau, vous retracez l’histoire du SAC, le Service d’Action Civique créé sous De Gaulle, sorte de mafia policière secrète au service de l’Etat. On a l’impression que, par ce biais par ailleurs passionnant, vous avez un but: revenir à «l’Affaire Boulin», qui est devenue un peu la vôtre.
Benoît Collombat. Cette histoire est notre affaire à tous. L’affaire Boulin est une clé de compréhension de ce qu’on a appelé les «années de plomb à la française», la boîte noire de la Vème République, en quelque sorte. Robert Boulin, ancien résistant, gaulliste social, ministre du Travail et de la Participation dans le gouvernement de Raymond Barre, a été retrouvé mort dans 50 centimètres d’eau, dans un étang de la forêt de Rambouillet, le 30 octobre 1979. Officiellement c’est un suicide par noyade, après absorption de Valium, mais la thèse ne tient pas. Le visage de Robert Boulin comportait des fractures, une coupure au poignet droit. Son corps a été déplacé. Il a été découvert beaucoup plus tôt que ce qui a été annoncé officiellement. L’autopsie a été sabotée.
Pour comprend cette histoire, il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Valéry Giscard d’Estaing est alors président de la République. Jacques Chirac, son ancien Premier ministre, est devenu en quelque sorte son «premier opposant», au sein de la majorité parlementaire. Chirac dirige le RPR (Rassemblement pour la République), conçu comme une machine de guerre pour conquérir le pouvoir lors de la prochaine élection présidentielle, en mai 1981, avec comme premier lieutenant Charles Pasqua.
C’est une guerre qui fait de «vrais» morts, comme Robert Boulin. Dans ces années 1970, le SAC est engagé dans une dérive sanglante, quasi-mafieuse. Des truands et des mercenaires sont activés pour faire le sale boulot», en lien avec les réseaux de Jacques Foccart, le «Monsieur Afrique» du gaullisme.
En quoi Robert Boulin aurait-il gêné ce petit monde?
En octobre 1979, Robert Boulin, recordman du nombre d’années passées dans les ministères où il a officié pendant 15 ans, est pressenti pour succéder à Raymond Barre à Matignon. Pour les chiraquiens, c’est un casus belli. Boulin, considéré comme un homme intègre et compétent, peut ratisser large au sein de la majorité parlementaire. Il faut donc le déstabiliser politiquement.
C’est ce qui va se passer avec une «affaire» de terrain que le RPR va faire sortir dans la presse, dans le journal «Minute», puis dans «Le Canard enchaîné», pour compromettre Boulin. En réalité, il est la victime dans cette histoire: un escroc proche de Jacques Foccart, Henri Tournet, lui a vendu un terrain non viabilisé à Ramatuelle dont une parcelle a déjà été cédée à des promoteurs normands. Boulin l’ignore.
Lorsque les promoteurs se retournent contre Tournet et que l’affaire prend une tournure judiciaire, l’escroc prétend que le ministre lui a cédé gracieusement le terrain, ce qui est faux. Boulin ne se laisse pas faire. Il sait d’où vient le coup et fait passer le message: il détient des dossiers sur le financement occulte du RPR par Elf, le Gabon et «l’argent noir» de la «Françafrique». Des flux financiers opaques dont Boulin a eu connaissance lors de son passage au sein des deux «tours de contrôles» de l’Etat: au budget, dans les années 1960, et au ministère des Finances, dans les années 1970.
Cette contre-attaque fait donc de lui un gêneur ?
Oui. La situation est d’autant plus délicate que des membres de son entourage proche sont directement liés aux réseaux qu’entend dénoncer Boulin. Je pense notamment à Patrice Blank, le conseiller presse du ministre, qui se rend au domicile du ministre juste après sa disparition, de manière très suspecte. J’ai découvert qu’il était membre du conseil d’administration de la FIBA, la banque d’Elf et du Gabon justement. Le noyau dur de la Françafrique.
Historiquement, la mort de Boulin correspond également au grand basculement vers la mondialisation des marchés financiers et au triomphe du libéralisme économique. Boulin était un homme de consensus, un régulateur, un partisan du progrès social, de la participation des salariés dans l’entreprise. Des thèses balayées par la suite avec la victoire de Thatcher en Grande-Bretagne, de Reagan aux Etats-Unis, puis avec la «conversion» du Parti socialiste au libéralisme, à partir du tournant de la rigueur, en 1983. D’une certaine façon, ce n’est pas seulement un homme, Robert Boulin, qui a été tué, mais aussi une façon de faire de la politique, une conception de l’Etat et de l’intérêt général.
L’Affaire Boulin vient d’être réactivée. Pourquoi ?
Lorsque la famille du ministre découvre les photos du visage tuméfié de Robert Boulin, elle prend conscience qu’on lui a menti. En juin 1983, elle dépose une plainte contre X pour «homicide volontaire». Finalement, l’enquête judiciaire se solde par un non-lieu, en 1991, confirmé en 1992.
Depuis, la fille du ministre, Fabienne Boulin, n’a cessé de tenter de relancer les investigations judiciaires. A deux reprises, en 2007 et en 2010, elle se heurte à un mur: le Procureur général près la Cour d’appel de Paris refuse de rouvrir le dossier Boulin malgré la révélation d’éléments nouveaux. Epaulée par son avocate Marie Dosé, Fabienne Boulin change alors de stratégie.
L’été 2015, elle dépose une nouvelle plainte pour «enlèvement, arrestation et séquestration suivis de mort ou d’assassinat» au tribunal de grande instance de Versailles en s’appuyant, notamment, sur un témoin dont j’ai révélé l’existence en 2013. Cette personne ne tient pas à apparaître publiquement, mais elle est prête à dire ce qu’elle sait devant un juge d’instruction.
Ce témoin explique avoir croisé Robert Boulin, dans son véhicule, le 29 octobre 1979, à Montfort-L’Amaury, dans les Yvelines, en fin d’après-midi, quelques heures avant sa mort (le ministre est cliniquement mort, vers 20 heures). Selon ce témoin, Robert Boulin n’était pas seul, ce jour-là. Il était accompagné de deux individus: l’un conduisait la 305 Peugeot du ministre, l’autre était assis à l’arrière. L’atmosphère semblait assez lourde à l’intérieur du véhicule.
Le 11 septembre 2015, on apprend que le tribunal de grande instance de Versailles a ouvert une nouvelle information judiciaire sur l’affaire Boulin. La doyenne des juges de Versailles, Aude Quelin-Montrieux, reprend le dossier. L’affaire Boulin va donc pouvoir repartir à zéro.
Au cours d’une allocution en janvier 2007 et à Poitiers, Nicolas Sarkozy a eu cette phrase: «Je n’oublie pas Robert Boulin, victime de la diffamation et du mensonge !» Comment interpréter cette troublante allusion ?
L’affaire Boulin a toujours été instrumentalisée politiquement, à droite comme à gauche. Dans les années 1980, à chaque fois, que les socialistes ont été mis en cause dans une affaire politico-financière, l’affaire Boulin a été utilisée comme «missile» pour contrer les attaques du RPR.
En 1988, lors d’un meeting à Clermont-Ferrand, Lionel Jospin, alors premier secrétaire du PS, évoque «trois ministres assassinés sous le règne de M. Barre: MM de Broglie, Boulin et Fontanet.» Le président François Mitterrand brandit, lui aussi, à plusieurs reprises le spectre de l’affaire Boulin, comme lors de cet entretien télévisé en avril 1992, où il évoque de façon transparente un ministre «assassiné dans des conditions douteuses.» A chaque fois, les attaques virulentes du RPR contre le Parti socialiste, notamment de Charles Pasqua, perdent subitement de leur vigueur…
Pour la droite, l’affaire Boulin est un cadavre dans le placard. Nicolas Sarkozy en a parfaitement conscience, lorsqu’il évoque publiquement cette affaire à Poitiers, en pleine campagne présidentielle. En lâchant cette phrase lourde de sous-entendus, le futur chef de l’Etat envoie alors un message au camp chiraquien, qu’il soupçonne de vouloir le déstabiliser politiquement, notamment à travers la deuxième «affaire Clearstream», la falsification de certains listings de cette société de compensation financière au cœur de la finance mondiale, dont le fonctionnement opaque a été révélée par le journaliste Denis Robert.
Nicolas Sarkozy était un jeune militant du RPR au moment de la mort de Robert Boulin. En revanche, ses deux «parrains politiques», Achille Peretti, maire de Neuilly, membre du Conseil constitutionnel, et Charles Pasqua, font, eux, partie du «paysage» de cette affaire. Ainsi, peu de temps après la mort de Boulin, Achille Peretti débarque au domicile du ministre et propose de l’argent contre le silence de madame Boulin, qui ne croit pas au suicide de son mari mais se tait pour protéger ses enfants.
« Refaites votre vie. Vous voulez combien? Un million? Deux millions? Trois millions? Vous ne voudriez pas que votre fils, Bertrand, finisse comme Robert?» Refus de la veuve du ministre, qui lâche: «Je sais tout !» Peretti explose: «Alors, faites sauter la République !» Comme l’avait résumé un proche du pouvoir à la famille Boulin, dans les années 1980 : l’affaire Boulin, c’est «de la nitroglycérine».
Malgré l’allusion publique de Nicolas Sarkozy, la volonté réelle de la droite de relancer l’affaire Boulin a, dans les faits, été nulle.
Nulle, oui. Neuf mois après l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidentielle, le Procureur général près la Cour d’appel de Paris, Laurent Lemesle, ex-conseiller justice de Jacques Chirac, refuse de rouvrir le dossier. En 2010, la garde des Sceaux Michelle Alliot-Marie, ne prend même pas de gants: en déplacement à Libourne, la ville dont Robert Boulin a été maire pendant 20 ans, elle annonce publiquement que le dossier est clos… une semaine avant la décision officielle du Procureur général près la Cour d’appel, François Faletti ! Le message a le mérite d’être clair : on ne touche pas au dossier Boulin.
Récemment, son ombre a resurgi de manière spectaculaire, en marge de l’affaire Bygmalion – des soupçons de fausses factures concernant la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, en 2012. Dans les colonnes de «L’Obs», Jérome Lavrilleux, ancien bras droit de Jean-François Copé et directeur-adjoint de la campagne de Nicolas Sarkozy, accuse ce dernier de «mentir» sur le dérapage de ses comptes de campagne. Lavrilleux confie également qu’il lui arrive «d’avoir peur», avant de lâcher cet avertissement : «Je n’ai pas envie d’apprendre à nager dans 20 centimètres d’eau comme Robert Boulin.»
Cher pays de notre enfance, Enquête sur les années de plomb de la Vème République, Etienne Davodeau et Benoît Collombat, Futuropolis, 224 p., 24 euros.