Devenir soi de Jacques Attali…

 

Omniprésent dans les médias pour faire la promo de son dernier ouvrage, Jacques Attali, tel un phare dans la nuit, n’est interrogé que sur la politique gouvernementale. La politique ne peut plus rien pour vous ? Attali a la solution à tous vos problèmes !

On avait connu Jacques Attali en sherpa de François Mitterrand, puis cher — très cher — président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), fondateur de Planet finance, mais aussi chef d’orchestre, essayiste un peu plagiaire, rédacteur de rapports pour Sarkozy, conseiller officieux d’Hollande et tout récemment tuteur légal d’Emmanuel Macron. On le retrouve dans son dernier livre en coach new age, tendance bouddhiste 2.0.

Dans Devenir soi, Attali endosse son costume à col mao de gourou universel. Il tente de définir une nouvelle forme de spiritualité du mieux-être libéral, sans aucune contrainte, alliant les objectifs d’enrichissement financier et spirituel. Un « ultralibéralisme bouddhiste » de bazar adapté à la mondialisation pour les gens « qui n’en veulent » mais qui ont du mal quand même. Et c’est la faute à qui ? A l’Etat pardi, répond Attali.

« Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays » disait Kennedy. Au président américain, Attali répond : « Demandez vous ce que vous pouvez faire pour… vous ». L’individualisme extrême prônée par Attali conduirait sans doute rapidement à l’état de Nature, soit la lutte de tous contre tous. Pour tempérer la sauvagerie humaine de l’individu motivée par sa seule réussite, Attali fait donc intervenir la religion la plus tendance du XXIe siècle : le bouddhisme, érigée de façon largement fallacieuse par nos élites paresseuses en religion de la paix et de la tolérance. A charge au bouddhisme d’édicter des règles de vie dans ce monde anarchique.

Derrière cette ode à l’entrepreneuriat individuel teintée d’éveil spirituel low cost pour calmer les bas instincts, Attali remet au goût du jour, sans jamais le citer, un courant philosophico-spirituel qui eut son heure de gloire aux Etats-Unis au milieu du XIXe siècle : le transcendantalisme prônait la réforme de soi selon l’idée que seul l’individu, et non la société, est capable d’une authentique réforme. Un individualisme extrême dirigé par des « lois supérieures », en connexion permanente avec la nature, sur fond de critique radicale de la modernité et de désobéissance civile, le tout saupoudré de techniques de méditations asiatiques, essentiellement bouddhistes et hindouistes. Une croyance en l’unité du monde et l’accomplissement personnel dans la solitude, hors de toute société organisée. Le transcendantalisme influencera notamment la beat generation et les mouvements hippies, sans échapper à une dérive mystique.

Adapté au monde globalisé, Attali signe en fait l’acte de décès à venir de l’Etat républicain, et la fin de toute ambition d’unité nationale. Sans remords, ni regrets. Au contraire, pour lui, cela sonne comme une libération. La trajectoire de notre coach universel est, en théorie, cohérente. Après des années de soutien à la destruction de la régulation étatique, Attali invite à ne compter que sur soi-même. L’auteur dresse en effet un tableau très sommaire et complètement apocalyptique de l’époque : les dérives du progrès technique, la pollution, les guerres, le chômage, la criminalité, la « somalisation » du monde, « le Mal semble partout l’emporter », assure Attali. Et contre toutes ces dérives, « l’Etat ne peut rien ». Evidemment, aucun argumentaire ne précède jamais ces affirmations péremptoires. En pratique, coach Attali est beaucoup plus confus. Business oblige — Attali ne vend jamais que lui-même —, s’il ne croit plus dans le pouvoir des politiques, le conseiller des princes de tous bords n’en continue pas moins de les fréquenter et de les conseiller avec assiduité. Preuve que cet état qui ne peut rien, peut encore un peu. Au moins pour Attali…

Creuser la question aurait contraint l’auteur à avouer que les politiques ont, au fil des années, fomenté leur propre déligitimation et leur impuissance en cédant à des institutions supranationales toute leur autorité et capacité de décision. Problème : Attali est un ardent défenseur du « supra-étatisme » et milite depuis des années pour un gouvernement mondial dont l’hypothétique avènement enterrerait définitivement nos dirigeants politiques nationaux. Mais dans ce livre, Attali survole les questions en mode planeur de haute altitude.

S’en suivent ainsi plusieurs dizaines de biographies très vite bâclées d’artistes ou d’entrepreneurs privés « devenus eux », sans l’aide de personne. Les biographies de dix lignes rapidement trouvées sur Wikipedia — en fin d’ouvrage Attali remercie ses « petites mains » qui ont fait l’essentiel du travail — constituent les deux tiers du livre sans un quelconque effort de mise en forme : « Ainsi de Thomas Edison,(…) Ainsi d’Arianna Huffington, (…) Ainsi d’Arthur Rimbaud, (…) Ainsi de Bill Gates… » Le tout dure une centaine de pages accompagnés de la date, du lieu de naissance et de quelques lignes mal écrites sur la vie de ces personnalités. La fragile démonstration laisse dubitatif.

L’économiste américaine Mariana Mazucatto a largement montré que sans investissements publics massifs et sans structures étatiques, la Silicon Valley ne serait jamais sortie de terre. Un exemple entre mille. L’intéressée a étayé sa thèse, contrairement à Attali qui assène évidences sur évidences qui, au fil des pages, apparaissent pour ce qu’elles sont : des absurdités. On tourne donc très vite les pages, en cherchant le vrai début du livre. En vain.

Les 30 dernières pages sont un bloubiboulga insipide de phrases creuses dignes d’un mauvais Psychologies magazine avec un zeste de sagesses asiatiques pour l’évasion. Il est ainsi question de trouver son chemin vers la pleine conscience et le « devenir soi » à travers plusieurs étapes : prendre conscience de son aliénation, prendre conscience de son corps, se respecter, avoir une image positive de soi, prendre conscience de sa solitude, prendre conscience de son unicité, apprendre à sur-vivre (tout est dans le tiret…). Après le supra-national, Attali est maintenant dans le surnaturel et bientôt l’au-delà. Qui sait si à Neuilly, il n’entend pas déjà des voix.

Arrivé péniblement au bout du « bidule », on se dit que Jacques Attali a basculé définitivement du côté obscur de la force, comme en témoignent les séances de méditation collective qui inauguraient, cette année, les journées de son Forum pour l’économie positive au Havre. Fais tourner, Jacques, c’est de la bonne !

* Devenir soi. Jacques Attali, Ed. Fayard, octobre 2014, 192 p.

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