Grand spécialiste de la guerre dite « de Sécession », auteur de plusieurs ouvrages rétablissant un certain nombre de vérités sur ce conflit présenté de façon manichéenne en France, Alain Sanders vient de publier aux éditions Pardès une excellente biographie du général Lee, « héros de la trempe des hommes illustres grecs et romains ».
— Stonewall Jackson, JEB Stuart, Nathan Bedford Forest… Les héros de l’épopée sudiste sont nombreux. Pourquoi avoir choisi le général Lee ? En quoi est-il emblématique de la lutte confédérée ?
— Pourquoi avoir choisi Lee ? La réponse est dans votre question : parce qu’il est emblématique de la résistance sudiste à la guerre d’agression yankee. Il n’était pas vraiment favorable à la sécession, il aurait pu, comme cela lui avait été offert, devenir le général en chef des forces nordistes. Mais, Virginien de bonne (et de vieille) race, il n’a pas hésité une seule seconde à choisir les siens : « Que deviendraient les femmes et les enfants du Sud si nous n’étions plus là pour les défendre ? » C’est un héros de la trempe des hommes illustres grecs et romains dont nous apprenions la vie (au moins à mon époque). C’est un héros tragique. Et ce n’est pas un hasard s’il reste aujourd’hui l’une des figures les plus respectées – et les plus emblématiques – de l’histoire des Etats-Unis.
— Lorsque vous rappelez que l’esclavagisme a servi de prétexte à la guerre dite « de Sécession », vous soulignez les positions abolitionnistes de Lee. Son point de vue était-il largement partagé par les cadres de l’armée et les dirigeants confédérés ?
— Un point de vue largement partagé serait beaucoup dire. Reste qu’ils avaient des relations avec la population sudiste noire nettement moins racialistes que celles des cadres de l’armée nordiste (comme Grant, par exemple) ou du dirigeant suprême des Nordistes, Abraham Lincoln, qui a écrit des choses abominables sur « les Nègres ». Le général Lee avait affranchi tous les esclaves de son domaine d’Arlington quand la famille de l’épouse de Lincoln (dont des frères et des cousins se battaient pour le Sud) avait des esclaves. Mais l’exemple le plus frappant est Jefferson Davis, le président des Etats confédérés, qui avait adopté – pour l’élever avec et comme ses propres enfants – un petit Noir arraché à son maître qui était, soit dit en passant, un Noir affranchi…
— Quand le général Lee déclare, en 1861, que « la sécession n’est rien d’autre qu’une révolution » et parle de « guerre civile » – terme utilisé d’ailleurs par les historiens yankees pour désigner la guerre entre les Etats – ne fait-il pas erreur ? Le Nord et le Sud ne constituaient-ils pas deux nations distinctes ?
— Il ne faut pas oublier que Lee est un officier sorti de West Point (second de sa promotion), qu’il a fait la guerre américano-mexicaine, qu’il a servi l’Union des années durant avec loyauté. Il connaît tous les officiers du camp adverse avec lesquels il a, pendant des années, partagé un même idéal. Il sait – il sent même – que cette guerre entre les Etats ne sera pas une promenade de santé. Il n’empêche qu’il ne balancera pas une minute quand il s’agira de choisir son camp. Pour le reste, il est vrai (et Tocqueville l’avait écrit des années avant la sécession qu’il pressentait) que le Nord et le Sud n’ont rien de commun sinon la proximité géographique.
— Certains de ses contemporains ont reproché à Lee une trop grande prudence et un certain attentisme dans la conduite des opérations contre le Nord. Qu’en fut-il réellement ?
— Au début du conflit, sa prudence et son attentisme supposés lui valurent le surnom de « Grand-maman Lee ». Ce n’était pas un boutefeu et il avait une connaissance profonde de ce que le Sud pouvait et ne pouvait pas faire. Il ne fut ni prudent ni attentiste, mais réaliste. Plus sur la défensive que sur l’offensive certes, mais décisif à chaque fois qu’il le fallut. Avec des résultats remarquables au moins jusqu’à Gettysburg. A ceux qui l’accusaient de frilosité, il répondra : « Nous avons nommé tous nos pires généraux pour commander nos armées et tous nos meilleurs généraux pour publier des gazettes. » Dans une lettre à sa femme, il écrit : « Je suis désolé que les mouvements de nos armées ne soient pas en phase avec les prévisions des éditorialistes. »
— Sachant que plusieurs armées confédérées (Tennessee, Trans-Mississippi…) étaient encore en état de se battre en avril 1865, comment expliquer la reddition de Lee à Appomattox Courthouse ?
— En état de se battre, sans doute. Mais à quel prix ? Lee n’a pas voulu prolonger le martyre du peuple sudiste. Il savait, lui, quel était l’état réel des troupes confédérées qui, à la différence des Nordistes qui avaient un vivier inépuisable de combattants, raclaient les fonds de tiroirs. Le Sud était à genoux. En acceptant la reddition, Lee sauvait ce qui pouvait l’être encore. Antietam aura été une grande victoire sudiste, mais à quel prix ? Les victoires de Fredericksburg et de Chancellorsville avaient été des victoires à la Pyrrhus. Ce sont des vainqueurs en guenilles. Lee dira : « Il ne me reste rien d’autre à faire que d’aller rencontrer le général Grant. Et je préférerais mille morts que d’avoir à faire ça. Mais c’est notre devoir de vivre. »
— Dans votre ouvrage, vous rappelez judicieusement les innombrables crimes de guerre commis par les Nordistes dans le Sud, ainsi que l’ignoble politique de « rééducation » qui y fut appliquée par Washington. En œuvrant malgré tout pour la réconciliation, Lee n’a-t-il pas fait preuve de naïveté ?
— Il n’avait peut-être pas mesuré le degré de haine qui animait Lincoln et son entourage. Mais, là encore, il espérait une paix honorable entre soldats, tablant sur la loyauté des officiers qui, tous, avaient été ses condisciples à West Point, puis dans les guerres qui suivirent. C’était compter sans les politiciens nordistes qui, non contents d’organiser le pillage du Sud, voulaient rééduquer les Sudistes, ces « ploucs arriérés ». Il interviendra plusieurs fois pour protéger les siens des exactions génocidaires des Yankees. Souvent avec succès. Avec ce résultat que le Sud n’a rien perdu de ses convictions. Aujourd’hui, quand vous allez dans le Dixieland, vous n’avez pas l’impression – et tout au contraire – que le Sud a été vaincu.
— Au regard de celle d’un Jefferson Davis, refusant jusqu’à sa mort de prêter serment à l’Union, comment l’attitude de Lee fut-elle – et est-elle – perçue par les partisans de la Confédération ?
— A la différence de Lee, qui fut intouchable après la reddition, Jefferson Davis fut ignominieusement traité par les vainqueurs. Il fut arrêté, jeté en prison les fers aux pieds dans une cellule froide et humide. Le témoignage de sa femme est éloquent à cet égard : « Les murs détrempés, la nourriture trop mauvaise pour être mangée, le manque de sommeil dû aux rondes incessantes des sentinelles autour de la cage de fer, la lumière jamais éteinte, tout cela rendit mon mari brûlant de fièvre et épuisa rapidement ses forces. » Il ne tentera jamais, comme cela lui fut offert, de récupérer sa citoyenneté américaine, ce qui est tout à son honneur. L’attitude de Lee, qui eut (comme sa femme encore plus ultra que lui sur le sujet) des positions de rupture avec les nouveaux maîtres, est aujourd’hui perçue dans le Sud comme la tentative désespérée de ne pas ajouter du malheur au malheur.
— Bien que figure emblématique du sud et de ses valeurs, le général Lee est également honoré par un Nord mercantiliste et peu amène avec les vaincus. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
— Par la stature même de Lee, surnommé « l’homme de marbre ». Il ne faut pas oublier que, pendant la guerre, le Nord ne fut pas unanimiste contre le Sud. Il y eut même, à commencer par New York où éclatèrent des émeutes sanglantes contre le gouvernement fédéral, de nombreuses manifestations demandant que soit mis un terme à cette guerre « fratricide ». Après la guerre, il y eut même une majorité d’Américains – et pas seulement des Sudistes – pour demander que Lee se présente comme président des Etats-Unis contre cet alcoolique de Grant. Par la suite, la plupart des présidents américains lui ont rendu hommage. Un exemple, Eisenhower : « Tout bien considéré, Lee fut aussi noble comme chef que comme homme, sans tache pour autant que je lise les pages de notre histoire. »
— Après Lee, quelle autre grande figure du Sud souhaiteriez-vous évoquer ?
— Il y en a de nombreuses, comme le raider John Hunt Morgan qui frappait à l’intérieur des lignes nordistes et jusque dans l’Ohio (où il est honoré de nos jours). Ou John Singleton Mosby, surnommé « Le fantôme gris », qui mena une très efficace guérilla en Virginie. Mais je ne sais pas s’il y a, en France, un lectorat suffisamment intéressé. J’aimerais aussi faire un Who’s Who des femmes sudistes. Mais, pour l’heure, je travaille sur une Désinformation autour de Jesse James connu, mais pour de mauvaises raisons, à travers quelques westerns. Ce n’était pas un hors-la-loi, comme on le dit souvent, mais un guérillero, un résistant contre la rapacité yankee. Je vais donc m’appliquer à le réhabiliter.
Propos recueillis par Franck Delétraz pour Présent
Robert E. Lee, par Alain Sanders, aux éditions Pardès, collection « Qui suis-je ? ». Prix : 12 euros.