Trois ans après la mort du chef d’Al-Qaïda, treize ans après le 11 septembre, le monde découvre des documents exclusifs et une enquête exceptionnelle de Roland Jacquard et Atmane Tazaghart. Ils révèlent une stratégie de conquête de l’Occident et le quotidien d’un homme destructeur et malade.
Le commando qui, le 2 mai 2011, passe à l’assaut de la dernière cache d’Oussama Ben Laden, dans la périphérie d’Abbottabad, n’est pas composé exclusivement de Navy Seals. A la cinquantaine de soldats d’élite s’ajoutent une vingtaine d’agents de la CIA chargés de mettre la main sur ses archives secrètes. A la hâte, en quarante minutes, un véritable butin est saisi : 10 000 pages, 15 ordinateurs, 10 disques durs, une centaine de clés USB… et, surtout, un modeste cahier à spirale où, sur 82 pages, à la main, Ben Laden a consigné ses remarques et ses plans pour l’avenir. Des documents « explosifs » que Roland Jacquard et Atmane Tazaghart ont traduits et publiés.
On découvre, contrairement à l’idée répandue par certains experts, que le fondateur d’Al-Qaïda n’a jamais abandonné le commandement de l’organisation. Il se préoccupe de tout : des opérations militaires, mais aussi de la logistique, de la répartition des budgets, de l’aide aux familles des martyrs… Et exige que rien d’envergure ne se fasse sans son aval.
On apprend que, depuis 1987, Ben Laden s’attache, pour 1 500 dollars par mois, les services d’un chirurgien égyptien qui restera à ses côtés jusqu’à la chute du sanctuaire afghan après le 11 septembre 2001. Dans ses écrits, il déclare sa flamme à ses épouses, évoque « trahisons » et « coups fourrés », enjoint à ses fils de renoncer aux prétentions dynastiques et à ses moudjahidin de purifier leurs rangs « des espions et des lâches ». Et, dans ce testament rédigé alors qu’il fuit face à l’offensive américaine, le chef d’Al-Qaïda n’hésite pas à traiter de « femmelettes » (sic) ses coreligionnaires incapables de renoncer aux charmes de l’Occident.
Jusqu’à sa fin, il suit tout « à travers un réseau sophistiqué d’intermédiaires, de complices et de messagers ». Pour déjouer la traque des services les plus modernes du monde, sa stratégie de communication est archaïque mais imparable. Celle-ci va lui permettre de vivre pendant cinq ans, en toute quiétude, dans cette planque pakistanaise surnommée « tannière du Lion ». Là, ni connexion Internet ni téléphones. Ben Laden tape ses messages sur ordinateur, puis il les copie sur des clés USB confiées à des émissaires chargés de les expédier depuis des cybercafés. Le courrier qui lui est adressé est réceptionné de la même façon et souvent ensuite annoté.
« Les enquêteurs ont été surpris de ne retrouver dans les archives de Ben Laden ni messages codés ni mots de passe visant à protéger des fichiers sensibles », écrivent les auteurs. Ils signalent néanmoins une exception : des films pornographiques numérisés qui intrigueront les enquêteurs compte tenu de l’extrême religiosité de leur détenteur. Ils recèlent en fait des informations sensibles, dissimulées selon une technique appelée « stéganographie ». Oussama Ben Laden apparaît obsédé par l’envie de réitérer son « exploit » du 11 septembre. Et même s’il considère, dans une lettre datée de 2010, qu’« il est encore trop tôt pour fonder un Etat islamique se revendiquant du califat », il est convaincu que « ce qui s’est passé à New York et à Washington provoquera la disparition de l’Amérique et de l’Occident athées, même après une dizaine d’années ».
Dans un passage du fameux carnet à spirale, Oussama Ben Laden évoque la nécessité d’inciter les partisans de son organisation à « mener des actions d’envergure à des dates symboliques comme l’Independence Day américain, l’anniversaire des attaques du 11 septembre 2001, les fêtes de fin d’année, la date d’ouverture de la session générale de l’Onu à New York, ainsi que les grandes compétitions sportives et les manifestations culturelles ou politiques rassemblant des masses importantes… ». […] Ben Laden se pose un certain nombre de questions d’ordre technique ou scientifique et s’interroge sur la faisabilité de certains projets djihadistes qui lui tiennent à cœur. […] Sur la possibilité de « mobiliser certaines catégories d’Américains non musulmans, parmi les communautés noires ou hispaniques marginalisées par les élites blanches dominantes, pour mener des actions conjointes avec des volontaires djihadistes ».
Dans une autre note du même type, Ben Laden se demandait s’il serait possible d’« inoculer des virus, des explosifs liquides ou des matériaux NRBC4 dans les corps de futurs kamikazes ». En réponse à cette interrogation, un long texte d’ordre médical signé Ayman Al-Zawahiri [médecin de formation] détaille les précautions sécuritaires et sanitaires qu’il conviendrait de prendre pour réussir à perpétrer des opérations djihadistes aussi élaborées.
Le « djihad nucléaire » constituait pour Ben Laden une vieille obsession et même un véritable fantasme. Il est mentionné à deux reprises dans son carnet. […] Ben Laden évoque un autre scénario à visée nucléaire : « Mener des actions djihadistes pour déstabiliser les régimes en place dans certaines républiques islamiques de l’ex-URSS afin de profiter du chaos, et mettre la main sur des arsenaux nucléaires ou des matériaux fissiles. »
Cependant […) le passage qui a donné le plus de sueurs froides aux spécialistes américains, lors de l’analyse du carnet de Ben Laden, est une courte note dans laquelle le chef d’Al-Qaïda envisage de « charger des experts en informatique de se pencher sur les réseaux de partage d’informations sur Internet P2P [poste à poste] dans le but de déceler d’éventuelles fuites propagées par des hackeurs concernant les codes secrets des systèmes de défense américains ».
Or, justement, quelques semaines après l’envoi d’une instruction de Ben Laden à ce sujet à des informaticiens saoudiens basés à Londres, une fuite postée sur un réseau P2P a révélé un énorme fichier secret des unités spéciales de Fort Bragg comportant des informations confidentielles sur plus de 50 000 militaires américains ! […]
Le scénario catastrophe le plus élaboré et le plus détaillé par Oussama Ben Laden est un projet maritime visant à perturber le trafic pétrolier par une série d’attaques simultanées contre des navires à proximité du détroit d’Ormuz.
Situé entre l’Iran et la péninsule Arabique, ce détroit a une importance stratégique extrême. Il constitue un point de passage obligatoire pour plus de 30 % du trafic pétrolier mondial. […] « Mener une grande opération djihadiste dans le détroit d’Ormuz, note Ben Laden, aura pour effet d’ébranler l’économie mondiale en provoquant une flambée sans précédent des prix du pétrole, que les pays occidentaux ne pourront pas supporter. » […] Parmi les documents emportés par les Américains après l’assaut d’Abbottabad figuraient des cartes maritimes du golfe d’Aden et du détroit d’Ormuz. Selon nos sources, elles étaient abondamment annotées de la main de Ben Laden. […]
Pendant dix ans, Ben Laden a été obsédé par le rêve de rééditer l’exploit du 11 septembre 2001 en menant une nouvelle attaque aérienne sur le sol américain. […] Parmi les idées proposées, un projet visant à détourner de petits avions, plus maniables et plus faciles à piloter, pour les faire s’écraser sur un certain nombre de ponts célèbres, comme celui de Brooklyn, à New York, le Golden Gate Bridge, à San Francisco, ou l’un des 45 ponts mobiles qui enjambent le fleuve Chicago. Autre possibilité soulevée par une note de Ben Laden […], le détournement d’un avion de ligne pour le faire s’écraser sur la foule lors d’une grande manifestation sportive, comme le Super Bowl.
Cependant, le plan le plus audacieux envisagé par Ben Laden est une attaque visant l’avion présidentiel américain, « Air Force One ». […] Vu l’ampleur et l’inviolabilité du dispositif sécuritaire d’« Air Force One », l’idée de l’attaquer n’aurait jamais dû sortir du lot des nombreux projets obsessionnels que Ben Laden n’a pu mettre à exécution. Sauf qu’une correspondance postée par le chef d’Al-Qaïda, moins d’une semaine avant sa mort, ordonnait à un mystérieux destinataire d’« accélérer les préparatifs en cours pour rendre possible l’opération visant « Air Force One » pour le 10e anniversaire du 11 septembre » ! […]
Selon un rapport confidentiel que les auteurs se sont procuré, un groupe d’activistes islamistes, des Saoudiens basés à Londres et spécialisés dans l’informatique, ont mis la main sur un dossier ultra secret posté par erreur sur un site Internet de l’US Air Force. Une erreur fatale qui a rendu accessibles au grand public, et surtout aux éventuels terroristes, les codes secrets des défenses antimissiles de l’avion présidentiel américain. La fuite comportait aussi des cartes frappées du sceau du secret militaire, détaillant l’intérieur des deux avions présidentiels, « Air Force One » et « Air Force Two » : on y découvre notamment les places affectées aux membres du Secret Service sur chacun des deux appareils ainsi qu’un rapport d’expertise ultra sensible sur les points faibles de l’avion présidentiel. On y signale, par exemple, la vulnérabilité de l’appareil au cas où les réservoirs d’oxygène du centre médical d’« Air Force One » seraient visés !
Un « 11 septembre terrestre »
Ben Laden suggère d’« envisager des attaques contre des trains ou des avions dans des villes américaines plus petites, où les dispositifs de sécurité seraient moins élaborés que dans les grandes villes envisagées jusque-là, comme Washington, New York ou Los Angeles ».
Puis, l’idée de viser des trains se précise : « Il nous faut, note Ben Laden dans un autre passage du carnet, mener des attaques simultanées contre des trains en provoquant des explosions pouvant les faire dérailler à des endroits sensibles, dans des tunnels, sur des ponts ou du haut des vallées. » Et le chef d’Al-Qaïda de relever, comme pour y penser le moment venu, qu’« il faut prendre en considération le fait que, sur les modèles récents de trains, chaque compartiment a son propre système de freinage, ce qui empêche les wagons de se coucher en cas de déraillement ». […]
Dans une correspondance datée de février 2010, Ben Laden ordonne à ses lieutenants de remettre à l’ordre du jour un plan, élaboré en 1995, comportant une série d’attentats contre des trains aux Etats-Unis : « Avec l’aide d’Allah, écrit-il, ces attaques, bien que terrestres, auront le même impact que les conquêtes aériennes de New York et Washington. »
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Interview des auteurs
Comment avez-vous eu accès à ces documents ?
Roland Jacquard et Atmane Tazaghart. Si on avait voulu imprimer tout ce qu’il y avait dans les ordinateurs de Ben Laden, on aurait eu besoin d’un bureau aussi vaste qu’une bibliothèque universitaire. Il nous a fallu en réalité trois ans d’enquête, parfois sur le terrain, pour reconstituer le puzzle. Nous avions des sources judiciaires, des contacts dans les services des renseignements américains et européens. Et également dans l’entourage de Ben Laden, auquel nous nous sommes intéressés bien avant le 11 septembre 2001. Des gens du deuxième et du troisième cercle avec lesquels nous sommes toujours restés en contact. Nous avons également eu accès à près de 400 documents produits par la commission d’enquête américaine nommée après sa mort.
Qu’avez-vous appris, par exemple ?
Cette particularité si spécifique à Al-Qaïda de concilier la vie dans ce qu’elle a de plus simple à la technologie la plus pointue. Ainsi, quand les Américains ont eu recours au système d’empreinte vocale, les djihadistes ont fixé des antennes téléphoniques sur des faucons : les oiseaux tournaient dans le ciel pendant que les djihadistes téléphonaient. Dans le pire des cas, si les Américains frappaient après avoir localisé un appel, la seule victime à déplorer était le faucon. Lorsque les Américains se sont mis à utiliser les satellites Keyhole (capables de capter les vapeurs humaines) au-dessus des zones où Ben Laden était censé se trouver, les djihadistes ont inventé une parade aussi rudimentaire qu’ingénieuse : verser des seaux d’eau chaude sur le dos des mulets et les envoyer à l’opposé de leurs positions. Toutes ces anecdotes expliquent comment Ben Laden a pu si longtemps échapper aux services de renseignements.
Ayman Al-Zawahiri est-il l’héritier de Ben Laden ?
Il y a eu une hésitation au départ, et il a fallu deux mois avant qu’il soit conforté dans le rôle d’émir. Celui qui, actuellement, semble mener le jeu, c’est surtout Saïf Al-Adel, responsable de la “planification stratégique”, un département qui n’existait pas du temps de Ben Laden. Cet ancien militaire égyptien qui évolue dans les réseaux afghano-pakistanais a sorti en 2008 un ouvrage intitulé “Comment gérer le chaos ?” qui fait référence dans le monde djihadiste. L’Etat islamique s’en inspire aujourd’hui largement sur le terrain. Du reste, Abou Bakr Al-Baghdadi, son chef, n’a pas l’intention de se cantonner à l’Irak. Il convoite déjà la Jordanie et aussi Gaza, où il espère rallier les déçus du Hamas. Il a un autre objectif très inquiétant : créer une cinquième colonne djihadiste dans les pays européens et, pourquoi pas, aux Etats-Unis.
Al-Qaïda est-elle aujourd’hui dépassée par l’Etat islamique ?
Al-Zawahiri persiste à dire que l’Etat islamique doit rester une filiale d’Al-Qaïda, mais Al-Baghdadi s’y refuse. “J’avais le choix entre faire allégeance à Zawahiri ou à Allah, j’ai choisi Allah”, écrit-il dans un courrier. Ce combattant qui revendique une parenté avec le prophète Mahomet ringardise les imams classiques et fascine les jeunes. De plus en plus de djihadistes lui prêtent allégeance, ce qui va devenir un problème pour Al-Qaïda. Si le conflit s’intensifie entre les deux organisations, il est possible que Saïf Al-Adel, plus à même de rivaliser avec Baghdadi, soit nommé à la place de Zawahiri. Il est d’ailleurs à peu près certain qu’Al-Adel est en train de réfléchir à un coup d’envergure pour reprendre la main. A travers de petites opérations lancées par ce qu’on appelle aujourd’hui des “loups solitaires”, comme l’attaque du Musée juif, à Bruxelles, en mai dernier, elle dresse un écran de fumée. En parallèle, des groupes plus structurés, plus clandestins, travaillent à un attentat à la mesure du 11 septembre. Nous ne savons pas quand ; ni comment ! Mais nous avons pu voir que leur imagination est fertile. Ainsi, un temps, ils ont envisagé de détourner des navires de croisière afin d’échanger des milliers de passagers de nationalités différentes contre leurs prisonniers de Guantanamo.
Qui finance Al-Qaïda aujourd’hui ?
Elle n’a plus autant besoin d’argent que lorsqu’elle devait subvenir aux besoins de milliers de combattants en Afghanistan. Elle a besoin d’armes, d’assurer sa sécurité et de faire quelques voyages. Ce sont des groupes de talibans et des donateurs saoudiens qui la financent.
Al-Qaïda est donc toujours liée à l’Arabie saoudite ?
Oui, bien sûr ! D’ailleurs, la première chose qu’a faite Zawahiri a été de nommer comme responsable des finances un Saoudien. Le but étant de générer ainsi des dons.
Face à la menace djihadiste, existe-t-il une stratégie occidentale digne de ce nom ?
Dans cette guerre, nous sommes toujours en retard, toujours suivistes. Si le problème de Bachar El-Assad et des djihadistes de Syrie avait été réglé il y a plus d’un an, on n’en serait pas là en Irak. En principe, courant septembre doit se tenir une réunion d’une quinzaine de chefs de services des renseignements américains et européens, auxquels se joindront, entre autres, les Egyptiens et les Jordaniens. Leur objectif : monter une force d’action rapide, une sorte de “horde” contre la “horde”. Car ce qui est à craindre, c’est le retour des djihadistes occidentaux partis combattre en Syrie ou en Irak. Il ne faut pas oublier qu’on a mis quinze ans à venir à bout des vétérans d’Afghanistan et de Bosnie qui avaient semé la terreur en Algérie, en France, avec notamment les attentats du RER à Saint-Michel en 1995.
« Les testaments secrets de Ben Laden », de Jacquard et Tazaghart (éd. Jean Picollec).