Journal intégral, 1919-1940, de Julien Green

C’est l’un des événements de la rentrée littéraire, et même de l’histoire littéraire : la publication posthume du journal non censuré que Julien Green (1900-1998) a tenu dans l’entre-deux-guerres et qui avait déjà connu une première publication, dès 1938, sous le titre Les Années faciles. On ne présente plus Julien Green : romancier, dramaturge, diariste donc, il fut « pléiadisé » de son vivant et entra à l’Académie française en 1972, succédant à François Mauriac. Rangé dans le chapitre des « romanciers catholiques » ou « du surnaturel », il y a de fortes chances pour que la critique actuelle suive la conclusion (le verdict ?) de Frédéric Martel dans sa chronique de France Culture : « Julien Green est enfin devenu, non pas un écrivain catholique, mais un auteur LGBT. »

Certes, ce volume non caviardé de plus de mille pages transcrit par le menu, de façon crue et pornographique, parfois jusqu’à la nausée, les mille et une aventures homosexuelles de l’auteur dans le Paris et l’Allemagne des années 20 et 30. Pour les commentateurs, ce serait la grande révélation qui déboulonnerait la statue de l’auteur catholique, et l’auteur de Sodoma prend un malin plaisir à évoquer ces générations de catholiques naïfs qui auraient cru, à son sujet, à des histoires d’amour chaste ou d’homophilie et qui devraient tomber de haut en lisant l’ouvrage et « passer un mauvais automne » !

Les choses sont plus simples : nul lecteur un peu sérieux de Julien Green n’a jamais douté de ce que taisaient les coupures de son journal. De nombreux aveux indiquaient qu’elles étaient de deux ordres : sa vie sexuelle active et intense, et ses jugements sur le milieu littéraire qu’il fréquentait (Gide, Mauriac, etc.). Julien Green lui-même avait prévenu. Il avait souhaité cette censure, par respect pour les témoins encore vivants. Et par pudeur. Mais aussi cette publication posthume, au nom de la vérité, et d’une vérité sans fard sur soi et sur l’époque. Il y a là, malgré le narcissisme et la méchanceté de certains portraits, une éthique qui se défend.

Par ailleurs, dès 1931, il notait dans ce journal (publié en 1938) : « Je me suis demandé ce matin ce que deviendra ce journal après ma mort. Il faudrait le confier, non à un ami (le Ciel m’en préserve ! les amis brûlent tout) mais à un ennemi, à un homme résolu à nuire à ma mémoire. Il n’en ferait pas sauter une ligne. » C’est chose faite : Julien Green a trouvé l’ennemi qui a respecté sa volonté en la personne du magistrat Tristan Gervais de Lafond, exécuteur testamentaire d’Éric Jourdan, décédé en 2015 et lui-même fils adoptif et héritier de Julien Green. Il y a là, encore, une éthique, et une esthétique, de la sincérité absolue et une prise de risque : la fidélité au « tell the truth » transmis par sa mère et au sens de la confession – intégrale !

Il est donc assez étrange – et malvenu – de voir les mêmes commentateurs, Frédéric Martel en tête, parler de l’imposture ou de l’hypocrisie de Green. Et, surtout, d’en profiter pour rabaisser l’ensemble de son œuvre : « Négligeable, figée et ennuyeuse, bâclée ou monotone, bavarde et poussiéreuse. Au fond, Green est un sous-Mauriac, qui est lui-même un sous-Gide. C’est dire sa place dans l’histoire littéraire. » Laissons au nouveau chambellan autoproclamé des lettres françaises la responsabilité de sa classification des sous-écrivains.

Ce qui est monotone et ennuyeux, certes, c’est bien la litanie pornographique de ce Journal intégral et, peut-être, la vie sexuelle de Green durant ces années, mais elles ne doivent pas faire oublier des œuvres fortes, dès les premiers romans (Mont-Cinère, Adrienne Mesurat, L’autre sommeil, etc.), la pièce Sud, mais aussi bien des passages du journal et de l’autobiographie Jeunes Années, qui sont de véritables pépites : expérience mystique de l’enfant devant le ciel étoilé, récit de la mort de sa mère, du premier amour, engagement dans l’armée américaine en 1918 et découverte du premier soldat mort, à 18 ans. Car le charme et la force de l’œuvre et du journal de Green, dans son autre versant, c’est d’une part cette longévité dans le siècle : engagé en 1918, il quitte la France en 1940, assistant de l’intérieur à la déconfiture de l’État et des élites françaises à Bordeaux, en juin (La Fin d’un monde) ; d’autre part un style apparemment lisse qui laisse pourtant affleurer l’émotion, l’étrange et le surnaturel.

Julien Green confiait ne pas se reconnaître dans l’étiquette « romancier catholique ». Pas sûr qu’il se retrouverait dans celle d’écrivain LGBT que lui colle aujourd’hui l’auteur de Sodoma, nouveau pape de ces choses. Pour lui, c’est un nouveau malentendu, un nouveau purgatoire qui commence. Julien Green a donc trouvé ses ennemis. Mais ce livre qui nous le restitue dans ses fragilités et ses errances de « voyageur sur la terre » lui conservera de fidèles amis, sensibles à ses déchirements entre deux mondes, deux langues, deux fois, deux aspirations.

Pascal Célérier – Boulevard Voltaire

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