Le titre du livre de l’abbé Amar, prêtre du diocèse de Versailles, dit tout : il s’est trouvé brusquement « hors service », terrassé par la maladie. Il s’adresse à tous, malades comme bien portants qui ont forcément l’occasion de rendre visite à des proches à l’hôpital. Je pense à la force des détails, cet infirmier qui reproche durement de ne pas l’avoir appelé plus tôt, cette infirmière débordée qui prend la main du malade quelques instants…
— Monsieur l’abbé, pour qui avez-vous écrit votre livre ?
— Pour tous ceux qui sont passés par la « case » hôpital… et ceux qui y passeront un jour. Qui peut savoir ? Personne n’est sûr de rien ! L’hôpital est un monde à part et toute épreuve de santé une onde de choc. Jamais prévisible, elle touche beaucoup de gens : le malade mais aussi sa famille, son réseau d’amis, ses collègues, et bien entendu les soignants eux-mêmes, de la femme de ménage au professeur de médecine. Ce livre est aussi un témoignage ; alors que l’une des missions du prêtre est souvent d’aider les autres, j’ai brusquement été projeté dans la situation inverse : c’est moi qu’on a dû aider et secourir. C’est une expérience bouleversante, car je pense que la fragilité et la dépendance sauvent notre humanité. S’il n’y avait que des gens parfaits sur cette terre, ne serions-nous pas tous égoïstes et orgueilleux ?
— Vous avez donc été confronté à dure épreuve. Vous en parlez avec humour, ce qui est admirable, mais cette épreuve physique (plusieurs opérations lourdes coup sur coup) ne s’accompagne-t-elle pas nécessairement d’une épreuve morale ?
— Bien sûr. Et c’est même une véritable tempête intérieure. Immobile et incapable de faire le moindre mouvement sans aide, on se sent d’abord dépendant et inutile, un véritable poids pour les autres. En plus d’avoir eu la conviction d’être mystérieusement monté sur la croix avec Jésus, j’ai aussi pris conscience d’entrer dans une nouvelle catégorie : le prêtre fragile, le prêtre « à problèmes », celui qui va donner un surcroît de travail à son évêque… qui n’en a pas vraiment besoin. A cela s’ajoute un questionnement douloureux : pour un curé de paroisse, à l’heure où, comme le dit Jésus dans l’Evangile, « la moisson est abondante et les ouvriers peu nombreux », j’ai été profondément navré de devenir, en une soirée, un prêtre hors service. Il m’a fallu intégrer qu’être est plus essentiel que faire : ce que je vis comme prêtre est plus important que ce que je fais. Mieux encore, ce que le Christ fait par mon intermédiaire est plus important que ce que, moi, je fais, en me lançant à corps perdu dans le ministère.
— Un « détail » qui n’en a pas été un pour vous : la présence d’un crucifix dans votre chambre d’hôpital en Italie ?
— En matière de laïcité, l’Italie est bien moins frileuse que la France : il y a des crucifix partout, de la pizzeria jusqu’à la chambre d’hôpital ! Dans ce dernier lieu, cependant, on se doute bien qu’il n’est pas là que pour décorer. Lorsqu’on est broyé par la douleur, cloué au lit, le spectacle de cet homme dans un dénuement absolu, qui souffre et qui s’offre alors qu’il est innocent, est un soutien inouï. Je me souviens avoir entendu l’aumônier de l’hôpital me le désigner, en disant doucement : « Il est là, il souffre avec vous, il pleure avec vous. » Ce sont des paroles qui m’ont aidé, dans le même esprit de celles qu’on attribue à Paul Claudel : « Dieu n’est pas venu supprimer la souffrance. Il n’est même pas venu l’expliquer, mais il est venu la remplir de sa présence. »
— En tant que chrétien, peut-on demander de souffrir ?
— Surtout pas ! C’est même une maladie mentale, le masochisme, qui est une grave pathologie d’autodestruction. Il faut résolument demander à Dieu la guérison. Les Evangiles en sont pleins, n’hésitons pas. Et surtout demander la force. A Lourdes, beaucoup de malades reviennent souvent chez eux dans le même état extérieur. Pourtant, intérieurement, ils ne sont plus vraiment les mêmes : la Vierge Marie leur a donné une force nouvelle et incroyable. N’oublions pas non plus de demander la patience dans toutes les difficultés de nos vies. L’étymologie latine de ce mot vient de « patior » qui veut dire « souffrir ». La patience et la souffrance sont donc sœurs. J’ai d’ailleurs bien compris pourquoi, à l’hôpital, on parle des « patients » et non des « malades » : on passe en effet ses journées à attendre.
— Peut-on prier quand on souffre tant ?
— J’aimerais pouvoir vous dire « oui ». Et c’est d’ailleurs l’expérience de beaucoup d’âmes d’élite : je pense à Marthe Robin, clouée à son lit pendant des années ou encore aux voyants de Fatima, Jacinthe et François, qui sont morts dans d’atroces souffrances. Hélas, je ne suis pas encore une âme d’élite ! Ce qui est certain, c’est que la prière et l’offrande sont tout ce qui reste quand on ne peut plus rien faire d’autre. J’en suis convaincu : la croix est féconde. D’une fécondité plus grande que les résultats apparents, qui ne sont que le fruit des capacités et des efforts humains.
— Comment avez-vous vécu de ne pas pouvoir célébrer la messe pendant deux mois ?
— Je ne me souviens pas l’avoir manqué une seule fois dans ma vie, quelle grâce ! Cette impossibilité, nouvelle pour moi, a créé en moi une authentique absence : j’avais ainsi a contrario la preuve de ma vocation. Si la messe manque à un prêtre, c’est plutôt bon signe. Par contre, j’ai pu communier tous les jours, au moyen d’un procédé technique et inédit inventé par l’aumônier de l’hôpital… un prêtre au cœur de père qui m’a profondément marqué.
— La maladie vous a-t-elle permis de redécouvrir certaines vérités chrétiennes ? Le sens du célibat sacerdotal ? L’importance du sacrement des malades ?
— Nul doute que j’ai d’abord trouvé de nouvelles ressources pour rencontrer des personnes qui traversent l’épreuve de la maladie. La découverte de l’humilité et de l’abandon fut aussi une belle école de vie : oser dire qu’on ne va pas bien, oser dire qu’on a mal, oser réclamer de l’aide ne sont pas choses faciles.
Le sacrement des malades fut enfin un vrai cadeau de Dieu. Je l’ai donné de nombreuses fois, bien sûr, mais je ne l’avais jamais reçu moi-même. Pour la première fois, je n’étais plus à côtédu lit mais dansle lit. On est envahi par la paix, la confiance en Dieu est renouvelée, tandis que les tentations de découragement et d’angoisse s’éloignent. On comprend par le cœur ces mots magnifiques du poète polonais, Cyprian Norwid, qu’affectionnait le pape Jean-Paul II : « Nous ne marchons pas à la suite du Sauveur en portant sa croix, mais nous suivons le Christ qui porte la nôtre. » •
Propos recueillis par Anne Le Pape pour Présent