Macron & Cie, le macronisme décortiqué

 

Comprendre, tel est le but de ce livre de Mathieu Magnaudeix, enquête la plus riche et la plus complète à ce jour sur l’objet politique non identifié qui siège au palais de l’Élysée depuis le 14 mai 2017. Tandis que cet OPNI voudrait se résumer à un EM – initiales d’Emmanuel Macron qui furent aussi celles du mouvement, En Marche, créé pour accompagner sa marche consulaire vers le pouvoir suprême –, ce livre va au-delà des apparences, discours d’opportunité et postures de communication, pour cerner au plus près la réalité et, donc, la vérité du macronisme. Qu’il apprécie ou critique ce quinquennat commencé au pas de charge, tout lecteur, toute lectrice y trouvera de quoi compléter ou conforter, approfondir, nuancer ou contredire son opinion, ses convictions ou ses certitudes : des informations, des faits, mis en perspective, vérifiés, documentés, sourcés, recoupés.(…)

Au travail d’enquête, marque de fabrique mediapartienne qui, ici, nous fait découvrir de l’intérieur une machinerie politique entrepreneuriale raflant méthodiquement des parts de marché électoral, ce livre a le grand mérite d’ajouter deux disciplines qui permettent de prendre du recul, en échappant à l’immédiateté oublieuse de l’actualité superficielle : la sociologie et l’histoire. Inventoriant les entourages, conseillers et réseaux du futur président, recensant les donateurs, amis et relations actifs dans sa campagne, analysant de façon systématique les milieux, métiers et professions d’où sont issus les candidats marcheurs des législatives qui ont suivi son élection, Mathieu Magnaudeix met à nu l’assise sociale du macronisme, fort éloignée d’un ancrage populaire. C’est l’alliance sans fard de la noblesse d’État et du monde économique, au nom d’un « modernisme » autoproclamé renvoyant à un archaïsme supposé de l’État social et, selon le néologisme forgé par notre confrère, d’un « capitalicisme » décomplexé, conquérant et dynamique. Elle évoque irrésistiblement, mais sans le souffle de la grande histoire, ces coalitions d’intérêts qu’a toujours su fédérer le bonapartisme français, des deux Napoléon, l’oncle, puis le neveu, à Charles de Gaulle.

À ce journalisme sociologique, Macron & Cie ajoute une mise à distance par le recours à l’histoire, plus précisément à l’histoire des idées. Emmanuel Macron se revendiquant un intellectuel, fier de citer ses maîtres, Paul Ricœur notamment, et habile à manier les concepts, avec un éclectisme assumé, Mathieu Magnaudeix s’est attaché à cerner la cohérence de sa pensée. Le résultat, qui recoupe le constat sociologique, met en évidence une philosophie politique plus traditionnelle qu’innovante, sous l’alibi d’un pragmatisme. Prônant et pratiquant un ultralibéralisme de rupture dans les domaines économique et social – c’est-à-dire épousant le credo individualiste de l’effort et de la réussite plutôt que l’impératif collectif de la solidarité et de la protection –, le macronisme s’y révèle conservateur dans sa vision du pouvoir. Enfermant le chef de l’État dans un Olympe divin afin qu’il règne au-dessus du commun des mortels, cette « présidence jupitérienne » explicitement assumée accentue la dérive césariste française vers un État sécuritaire dont la forte incarnation présidentielle entend protéger les intérêts de la classe économiquement dirigeante.

C’est le grand mérite de ce livre que de mettre en lumière le vieux qui gît sous ce neuf proclamé et de dévoiler ainsi l’ancien monde qu’entend sauver cette jeune présidence. Non pas qu’il n’y ait là rien de nouveau sous le soleil politique tant l’élection d’Emmanuel Macron est à la fois le résultat et l’accélérateur d’une décomposition du système politique qui lui préexistait, et qu’il a su pressentir et exploiter, tout comme, à son opposé partisan, Jean-Luc Mélenchon. C’est comme si la politique en ses formes organisées au XXe siècle avait vécu, déboulonnée par ces mouvements inédits, lancés hors et contre les partis, unis dans le culte du chef, boostés par la révolution numérique, revendiquant des frontières idéologiques mouvantes et brouillant les identités sociales dans une société civile indistincte. Mais à la surprise de sa conquête s’est ajoutée depuis celle de l’exercice du pouvoir, dont rend compte la troisième et dernière partie de ce livre.

Si les contre-réformes sociales étaient annoncées – le code du travail d’abord, puis les retraites et l’assurance chômage –, il n’était pas écrit que la pratique politique du président Macron fût si résolument à rebours des engagements pris par le candidat Macron – cette « révolution démocratique profonde » qu’il promettait en campagne et dont on retrouve l’écho dans son discours d’investiture, prononcé le 14 mai 2017 à l’Élysée : « Je veillerai à ce que notre pays connaisse un regain de vitalité démocratique. Les citoyens auront voix au chapitre. Ils seront écoutés. » Politiquement, les débuts de la présidence Macron contredisent les principes philosophiques dont prétendait s’inspirer le président élu : elle n’est pas libérale, c’est-à-dire qu’elle n’a pas su se revendiquer d’une vitalité démocratique qui va bien au-delà de la seule pratique institutionnelle.

En ce sens, elle est ancrée dans son temps, bien plus qu’elle n’en fonde de nouveaux. Un temps dont ont témoigné les partenaires internationaux rapidement mis en valeur par le nouveau président : le Russe Vladimir Poutine, le Nord-Américain Donald Trump, l’Israélien Benjamin Netanyahou – auquel il faudrait ajouter le Turc Recep Erdogan ou le Chinois Xi Jinping – témoignent de tendances institutionnelles similaires, lourdement à l’œuvre dans des contextes nationaux, historiques et culturels différents. Ayant provisoirement imposé sa loi à un monde globalisé, au profit d’intérêts économiquement dominants mais socialement minoritaires, le libéralisme économique s’accommode souvent d’un illibéralisme politique, valorisant la personnalisation, l’autoritarisme et le verticalisme du pouvoir au détriment d’une authentique culture démocratique qui suppose des contre-pouvoirs forts, écoutés et respectés.

Car la démocratie, ce n’est pas que le droit de vote. C’en est même la plus pauvre expression si toutes les autres conditions ne sont pas remplies, qui vont du droit d’interpellation de la presse au pouvoir de contestation de l’opposition, sans compter les droits fondamentaux qui en garantissent la vitalité – les droits de manifestation, de réunion, de négociation, de grève, de solidarité, de contestation, de révolte, pour n’en citer que les principaux. Or, aux premiers pas de la présidence Macron, les concessions à l’air du temps « dégagiste », avec le choix bienvenu d’introduire une part de proportionnelle aux élections législatives et une loi salutaire destinée à accentuer l’effort de moralisation de la vie politique, furent de peu de poids symbolique face aux annonces parallèles d’une introduction de l’état d’urgence dans le droit commun – un État policier – ou d’un durcissement drastique vis-à-vis des migrants et des réfugiés – un État sans humanité.

L’histoire n’est jamais écrite, et l’aventure personnelle d’Emmanuel Macron en témoigne à l’évidence. Il serait donc non seulement ridicule de vouloir prédire la suite mais, de plus, contraire au journalisme lui-même, lequel doit toujours rester ouvert à l’événement, attentif à l’imprévu, guetteur de l’improbable. En ce sens, le travail de Mathieu Magnaudeix sera désormais indispensable pour comprendre les raisons des réussites ou des échecs d’un quinquennat qui ne fait que s’ouvrir. Car il nous donne à voir à la fois la cohérence du projet macroniste et les faiblesses qui l’habitent. Née d’une sourde et profonde crise démocratique, dont l’abstention électorale fut le baromètre et le « dégagisme » généralisé le produit – l’effet En Marche affrontant en miroir la dynamique France insoumise –, la présidence Macron entend saisir l’occasion pour accomplir un projet politique mûri de longue date dans les cercles patronaux et les milieux financiers. Mais, ce faisant, elle prend le risque de faire l’impasse sur le mal dont elle a profité, la crise démocratique précisément. Voire d’en accentuer les ravages et, partant, de creuser sa propre tombe.

La marche de l’entreprise macroniste est désormais un défi lancé à Emmanuel Macron lui-même. Non pas le bénéficiaire actuel de ce présidentialisme monarchique qu’il sert avec le zèle excessif d’un converti, mais le jeune énarque en quête de reconnaissance intellectuelle qui, en 2011, mettait en garde contre le « spasme présidentiel ». « On ne peut ni ne doit tout attendre d’un homme et 2012 n’apportera pas plus qu’auparavant le démiurge », écrivait-il alors dans la revue Esprit avant de se mettre au service du futur vainqueur, François Hollande. Pour ce Macron d’avant Macron, refonder l’action politique, sa légitimité et son efficacité, supposait donc de la penser au-delà du « spasme présidentiel », « loin du pouvoir charismatique et de la crispation césariste de la rencontre entre un homme et son peuple ». Autrement dit d’échapper à ce temps court de l’élection, où « la vie politique s’écrase » sous le poids du « présidentialisme », pour mieux retrouver le temps long de la « délibération permanente », cette « double vertu du parlementarisme et de la démocratie sociale que notre République a encore trop souvent tendance à négliger».

Ce rappel, comme nombre d’informations du livre de Mathieu Magnaudeix, travail d’enquête sans glose inutile ni bavardage superflu, sera sans doute balayé par ceux qui veulent y croire – « Laissez-lui une chance ! » – comme par ceux qui n’y ont jamais cru – « On vous avait prévenus ! ». Mais c’est la fonction du journalisme d’être, par essence, un dérangement, à contretemps et à contre-courant. De ne laisser tranquilles ni les gouvernants, rassurés par leurs pouvoirs, ni les gouvernés, confortés par leurs convictions. En ce sens, l’injonction spinoziste de s’efforcer de comprendre n’est en rien un appel à s’accommoder de tout, en renonçant à toute perspective critique. Comprendre non pas pour se résigner ou pour se soumettre, mais pour être libre de penser et d’agir par soi-même.(…)

 

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