Par Robert Leblanc
Le Bulletin célinien, édité en Belgique, est décidément indispensable à qui s’intéresse à Louis-Ferdinand Destouches, l’enfant terrible des lettres françaises au XXe siècle. Sans lui, qui saurait que l’été nous apporte une nouvelle brassée de lettres inédites ? Aujourd’hui 5 juillet, à 14 h 30 seront mises en vente en effet, à Marseille (51 rue Alfred-Curtel), les lettres adressées par Céline, de son exil danois, à Mme Bailles.
Mais ce Bulletin célinien de juin (n° 364) comporte lui-même la plus belle des lettres inédites, celle que Céline envoie, toujours du Danemark (vers 1947), à sa fille Colette pour lui expliquer le divorce de 1926 :
« Mon Colichon, Je dois te dire que ta mère s’est vengée très vachement en faisant tout pour te séparer de moi, divorce d’ailleurs demandé par elle et expédié en 15 jours (par Athanase vieux franc-maçon). Je n’aurais jamais divorcé, je ne suis pas un brillant mari, les femmes m’emmerdent, mais j’étais un très bon père. J’ai beaucoup ressenti cette méchanceté. Je crois, en fait, que c’est le seul chagrin, dit sentimental, que j’ai ressenti dans ma vie. Ta mère a commis l’irréparable ».
Céline et Elizabeth Craig dans les Alpes, 1931.
Le Céline quinquagénaire oublie qu’en fait de « chagrin sentimental » il est allé en 1935 jusqu’à traverser l’Atlantique pour essayer de reconquérir Elizabeth Craig, la dédicataire de Voyage… La blessure du divorce d’avec Edith Follet, en revanche, s’est rouverte, et il en récrit l’histoire, qui fut brève (exactement 3 mois et demi), mais toujours pas élucidée dans le détail. Henri Godard dans sa biographie (Gallimard, 2011) escamote la question (il est même inexact quand il voit dans la lettre de 1926 à Edith « la traditionnelle lettre de rupture exigée par la procédure »). Philippe Alméras dans la sienne (révisée en 2011, éd. P.-G. de Roux) cerne mieux la question : il précise que le Dr Athanase Follet, bon prince, lui fit accorder un droit de visite ; mais il n’a pas vu que, quand Destouches accuse sa femme de « se traîner pleurarde et miséreuse derrière lui », miséreuse est à prendre au sens latin de miserans (« éplorée, plaignante »). Ce fut bien un divorce « arrangé », et accéléré grâce aux relations de Follet et à cause du domicile de Louis à l’étranger (Yves Buin, en Folio-biographie, donne la date précise du jugement : 21 juin).
Cette lettre à “Colichon” est extraite des mémoires inédits de la fille de Céline, où il y en aura d’autres, mais peu sans doute (et quand ?) pour exprimer une tendresse paternelle contrastant avec la brutalité fréquente de l’auteur de Mort à crédit. Eric Mazet, inlassable chercheur célinien, utilise ce document rare dans un long article consacré à l’année 1925-1926. Année riche en voyages (Canada, USA, Italie où il rencontre Mussolini avec son groupe de médecins, Genève, puis Dakar). Année où il publie un premier ouvrage appelé à une rapide carrière internationale (La Quinine en thérapeutique, traduit bientôt en espagnol, italien, portugais). Année où l’on découvre aussi un Destouches sportif, un Destouches fastueux, un Destouches modeste même (« mes confrères sont dans l’ensemble des gens agréables et bien élevés – je m’excepte ! »), mais aussi un Destouches pratiquant le harcèlement sexuel dans les bureaux de la SDN : « C’est l’esquive générale dès qu’il réclame une dactylo, témoigne un confrère, tant il a la caresse facile : seule Miss S. Heap le remet à sa place » (elle deviendra Miss Broum dans L’Eglise).
Céline sportif ? Mazet nous le montre à Champel descendant à skis sa rue à peine recouverte d’une mince poudreuse, au risque de passer pour « un hurluberlu dans le quartier » ; et il effleure la question de Céline automobiliste. Se passait-il de permis quand il conduisait aux Etats-Unis et en Suisse ? Il renoncera à conduire une fois rentré en France…
Céline fastueux ? C’est une vieille amie, Germaine Constans, qui a témoigné : à Genève en 1925, il courait les antiquaires, avait acheté un lit en bois doré, ne buvait que de l’eau mais exigeait sur sa table des verres en cristal. « C’est pour effacer, disait-il, le souvenir des pots de confiture où l’on m’a fait boire enfant ! »
Déjà un souvenir « recomposé » ?
Lu dans Présent
