Par Georges Laffly
Les lignes les plus justes sur Paul Morand sont à mes yeux celles-ci, de Jacques Laurent (vers 1950) :
« Le plus grand succès de cet auteur est en effet d’être piquant – au sens où on l’entendait autrefois. Il l’est grâce à une Europe insolite, à des liaisons choquantes, à des ententes incongrues, à des unions qui font sauter. Il l’est donc dans la mesure où nous gardons présents comme des faits et des étalons la notion d’une Europe stable, le respect d’une morale droite. J’ai entendu dire par Giraudoux que pour aimer Morand, il fallait avoir le goût de la morale et des villages. »
Dans un monde sans points de repères, le Morand véritable échappe. On ne voit plus qu’un peintre pittoresque, que d’autres pittoresques, plus violents, plus barbares, font pâlir. Des couleurs plus voyantes, un vacarme plus assourdissant, paraissent un progrès.
La veille de la mort de Paul Morand, la télévision diffusait un film tiré d’une de ses nouvelles, Milady. Malgré le talent de Dufilho, cette passion d’un homme pour une jument et pour l’art équestre paraissait une bouffonnerie. Sans doute, le volume où a paru Milady a-t-il pour titre Les Extravagants. Mais l’extravagance est ici une leçon d’art classique (et peut-être même quelque chose de plus). Le difficile, ne cesse de répéter le commandant Gardefort, la vraie haute école, c’est de faire marcher droit un cheval : l’acte le plus simple, parfaitement accompli, est le sommet de l’art (leçon mal comprise par Grumbach, l’homme d’affaires qui a acheté la jument).
Il peut arriver un moment où la civilisation paraisse une extravagance, aux yeux de ceux à qui elle n’a pas été transmise. Ils ne voient plus le sens des règles et des mesures. Paul Morand était un homme d’avant cette rupture. La France qu’il aimait surprendra ceux qui se trompent sur lui. Il évoque, dans Milady justement : « La sévérité de notre race, l’austérité profonde de notre plus riante province, ce goût de l’abstrait qu’on retrouve jusque dans nos jeux… »
Il voyait bien, dans les années 30, monter d’autres formes, d’autres forces, mais il comptait encore sur la solidité d’un vieux fond : « Je savais que ce que mon pays possède d’unique, ce sont des vertus si anciennes, si bien dissimulées, si orgueilleuses, si pudiques, si anti-modernes, qu’un étranger, par sa seule présence, les met en fuite » (Champions du monde).
Il faut penser à cela avant d’esquisser la courbe de cette œuvre. On peut sans doute y distinguer deux phases. D’abord, le voyageur avide de voir, de palper, cette terre qui tourne si vite. Il pense « faire un inventaire naïf des merveilles du monde ». C’est l’époque de Fermé la nuit, Lewis et Irène, Champions du monde, Magie noire, etc. Il rapporte des images colorées, foudroyantes. Céline dit de lui « c’est un satané orfèvre de la langue ».
Spectateur, et plein d’appétit, mais sans optimisme, dans un temps où on en faisait grande consommation. Déjà, en 1917, il écrivait « Après le déluge, nous ». Ses livres fourmillent de remarques toujours vraies (« la haine, cette forme moderne de l’enthousiasme » ; « les conflits de race seront les véritables crimes passionnels du XXe siècle »).
La montée des idéologies, la deuxième guerre mondiale confirmeront cette vue des choses. « Voir clair, c’est voir noir » dit Valéry. Un autre Morand paraît, plus en retrait, plus intérieur. Son art devient de plus en plus libre, souple et fort. Il y a quelque chose de concentré et de désinvolte dans sa phrase, comme lorsqu’on parle « entre soi ». Des livres comme Tais-toi ou Venises le montrent arrivé à cette parfaite maîtrise qu’il décrivait chez Gardefort. Chardonne écrit dix fois qu’il met Morand à la première place. Etre admiré par Céline et par l’auteur des Chimériques, ce n’est pas ordinaire.
Préoccupé si longtemps par l’épiderme du monde, Paul Morand paraissait exclure le souci du divin. B. Fay, dans un article des Ecrits de Paris, dit qu’il ne faut pas prendre à la légère l’indication donnée à la fin de Venises : « Je serai veillé par cette foi orthodoxe vers quoi Venise m’a conduit, une religion par bonheur immobile, qui parle encore le premier langage des Evangiles. »
Cet homme qui ne tenait pas en place, c’est de l’immobile, de l’immuable qu’il avait besoin, quand il s’agit de l’essentiel. Et il ne le trouvait plus dans la foi romaine…