Un slogan publicitaire coûte très cher. Donc il doit être efficace, c’est-à-dire productif, c’est-à-dire atteindre le cœur de cible du groupe qu’il vise, et qu’il flatte. Par conséquent, un bon slogan révèle les tendances profondes, la sensibilité du groupe humain manipulé par la pub. «Lave plus blanc», qui n’a aucun sens réel, disait naguère le besoin de dépassement technique d’une population soumise au joug du progrès ; il disait la foi dans la science, jusqu’au rêve, jusqu’à l’absurde. Il y a quelques temps, la publicité d’une banque étalait sur les murs de Paris les aspirations secrètes des Français en matière de langage.
Il s’agissait de l’annonce ainsi rédigée sous la photo d’un homme jeune, d’apparence sympathique, en tenue décontractée, chemise ouverte, qui jette en l’air des feuilles de papier:«No paperasses génération». De quoi s’agit-il? D’une banque qui simplifie les procédures de transaction, probablement, et n’utilise plus que des archives virtuelles. Que veut dire ici «génération»? Le sens est «révolution», en tout cas «étape nouvelle, plus moderne, incontournable et poussée par la roue inexorable du temps». Cela veut dire à la fois nouveauté, dépassement, jeunesse – jeunesse surtout! ce gage absolu de certitude, d’efficacité, d’intransigeance, de force.
«No paperasses génération» ou «génération sans paperasses»
Des vertus cardinales qui furent infiniment prisées naguère, soit dit en passant, aussi bien par les Jeunesses hitlériennes que par les Jeunesses communistes. Bref le mot «génération» illumine l’avenir, comme le printemps ; il s’applique aux machines – on parle d’une nouvelle génération d’ordinateurs qui font des choses inouïes, en attendant ceux qui cuiront les œufs à la coque.
Dans «paperasses génération», la syntaxe est anglaise, bien sûr ; c’est la moindre des choses ; il faut comprendre: «la génération des paperasses», mais vous ne voudriez pas que, pour vous vanter les mérites d’une banque aux facilités forcément internationales, on vous parlât français! D’ailleurs leno, compris de tous, annonce la couleur sans ambiguïté:«no paperasses génération» (ils ont conservé les accents) signifie «génération sans paperasses», mais avec la blancheur de l’anglais, si je puis dire, dans la construction en calque.
Le choix du mot «paperasse» constitue une sorte de compromis rigolo, rappelant qu’on est en France – le pays des paperasses comme chacun sait! On s’adresse bien à vous, petits Français, pas de doute – «paperasse» est employé comme un mot de dialecte typique et amusant, un mot créole si l’on veut, pour faire couleur locale.
À la recherche de l’effet coup de poing
Il y a soixante ans, un tel slogan aurait provoqué la gaieté d’un fantaisiste comme Fernand Raynaud:«No paperasses», on imagine bien, comme son fameux «Sunday closed»… Mais il aurait été incompréhensible pour la plus grande partie du public. Aujourd’hui, son sens peut demeurer flou pour une faible minorité de gens, ce sont des gens hors cible, en tout cas sans argent, ils n’ont aucune importance.
Pour saisir pleinement l’originalité de cette annonce, pour comprendre les désirs cachés qu’elle révèle, il suffit de la mettre en vrai français: «La génération sans paperasses». Patatras! c’est mou, ce n’est pas dynamique, pas jeune ; cela ne claironne pas à nos oreilles – sans compter que le français, par sa nature, a un peu de mal avec les ellipses, il faudrait ajouter, normalement, sur l’affiche:«Une génération de banques sans paperasses».
Hélas! c’est un discours, ce n’est plus un coup de poing! Où est alors la transgression verbale de la «modernité»? L’impact publicitaire d’une telle phrase est faible en regard de son équivalent en sabir:«No paperasses génération» brûle du désir d’ailleurs, de grands espaces, d’aventure, et d’un secret rejet de soi… La publicité vise ce qui est obscur en nous ; or une banque aux dossiers virtuels, c’est beau, sans doute, mais ce qui importe ici, c’est le dire qui libère de soi-même, le désir de n’être plus ce pauvre diable de Frenchy coincé sur son bout de planète, et dans sa langue qui n’a pas le jazz dans la peau. Le sabir a toujours exercé un charme puissant chez les populations colonisées parce qu’il leur jette de la poudre aux yeux – la nôtre ne fait pas exception. Nos murs n’ont peut-être pas d’oreilles, mais ils ont les mots pour le dire, et les publicitaires sont payés pour le savoir!