Vu les passions qu’il suscite, mettons tout de suite les choses au point: dans son livre, Anaïs Collet récuse le mot «bobo». Du moins comme un concept sociologique.
Inventé par l’essayiste américain David Brooks en 2000 pour décrire la nouvelle bourgeoisie new-yorkaise, bohême et branchée, le terme «bobo» a connu un succès foudroyant en France, glissant progressivement de la désignation sociologique à la caricature politique.
Le bobo, écrit la sociologue dans l’introduction de son livre, c’est «l’individu libéral sur le plan économique comme sur le plan moral, détaché des contingences matérielles et hypocritement préoccupé de questions sociales, gagnant sur tous les plan grâce à son art du ‘politiquement correct’.» Le bobo, c’est le dernier avatar de la «belle âme» dont se moquait déjà Hegel: derrière le vernis de l’idéalisme, un gros bloc d’égoïsme.
Depuis la campagne de 2007, se moquer du bobo est devenu une sorte de sport national. Cela permet «de se réclamer du ‘peuple’ sans se faire trop d’ennemis», mais aussi «en creux, de définir ce ‘peuple’ comme honnête, travailleur et pris dans des contraintes économiques réelles qui expliquent et justifient ses prises de position réactionnaires.»
D’un côté, le progressiste réduit à un Tartuffe; de l’autre le populo qui aurait les pieds sur une terre qui ne ment pas… Cela commence en effet à faire beaucoup de significations pour un si petit mot.
Exit donc le « bobo ». Pour le remplacer, Anaïs Collet propose le «gentrifieur». Là aussi, le mot a son histoire. «Gentrification» a été forgé en 1964 pour décrire l’embourgeoisement d’Islington, un quartier de Londres. Son mérite est d’ancrer territorialement l’apparition de ce nouveau groupe social qui émerge dans toutes les sociétés modernes.
Il s’agit d’individus souvent très diplômés, dotés d’un solide capital culturel, travaillant dans des métiers valorisants – la culture, la communication, l’urbanisme, l’enseignement… – et dont la caractéristique la plus visible, par rapport à la bourgeoisie classique, est de s’être installés dans des quartiers populaires en rachetant de vieux ateliers ou des immeubles décrépis.
On sait qu’il y a des quartiers bobos à New York, à Berlin, à Bruxelles, à Pékin, à Jérusalem, au Caire…Pourtant, le phénomène reste mal évalué. Qui sont-ils exactement? Combien gagnent-ils? Comment vivent-ils? Et surtout: comment se vivent-ils? Comme des bourgeois? Des bohèmes? En avance sur la société? Ou plutôt sur le côté? C’est tout l’objet du livre d’Anaïs Collet. Et dès le titre, elle livre sa réponse: «Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction». Rester bourgeois en zone popu, c’est le défi du bobo.
La sociologue a choisi deux terrains emblématiques de cette mutation: Montreuil, à l’est de Paris, devenu depuis la fin des années 90 le symbole de la «boboïsation» de l’ancienne banlieue rouge (c’est là qu’habite par exemple Fleur Pellerin); et les pentes de la Croix-Rousse, foyer de la contestation lyonnaise dans les années 70 et que l’on a souvent comparé au Kreutzberg berlinois. De 2005 à 2008, Anaïs Collet a mené une soixantaine d’entretiens, qui forment la matière première de l’essai.
On est frappé par le besoin obsédant du gentrifieur de raconter son installation, revendiquer ses choix, expliquer son désir de mettre en cohérence ses valeurs et sa façon d’habiter. La drôlerie – ou l’agacement – survient quand les premières finissent par se réduire à la seconde: habiter dans un (ex)-quartier populaire, croiser sur la place des immigrés en train de jouer aux boules ou transformer une usine en loft suffirait à prouver qu’on est ouvert à l’autre, qu’on ne vit pas dans un entre-soi de riches… Le bobo a une telle soif de bonne conscience qu’il est parfois prêt à tous les simplismes.
Ce qui ne signifie nullement qu’il faille juger ou condamner. Car bien sûr, le bobo, c’est nous tous. Ses travers et ses désirs sont les nôtres. Que celui qui n’est pas bobo jette la première pierre. Raison de plus pour souligner que ces extraits d’entretiens finissent par former une galerie de portraits révélateurs de l’air du temps.
On pense aux «Caractères» dont on se régalait aux temps des moralistes, ou aux «Frustrés» de Claire Bretécher. Trop souvent, la sociologie a la folie de se prétendre scientifique. Le travail d’Anaïs Collet montre qu’elle est d’abord une écriture des mœurs. Et que c’est là sa véritable grandeur.
Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, par Anaïs Collet,
La Découverte, 282 p, 25 euros.