Ce qui est en train de tuer la presse de gauche – car celle de droite se porte plutôt bien – c’est le politiquement correct. Et Libération, hélas, n’échappe pas à cette maladie post-coloniale. Car c’est bel et bien ainsi qu’il faut appeler ce virus mortel.
Les journalistes et les intellectuels qui s’expriment dans les journaux de gauche se sentent investis d’une fonction civilisatrice envers les masses. Ils croient que ces dernières ont besoin d’être guidées dans la vie sociale, politique et culturelle. Qu’il faut leur dire comment traiter sa femme, son compagnon, ses enfants, ses voisins, les immigrés, les Arabes, les Juifs, les homosexuels, les harcelés, ceux qui sont discriminés pour de mauvaises raisons. Qu’il faut leur indiquer les choix politiques qui s’ouvrent à eux de sorte qu’ils ne sombrent pas dans la barbarie ou dans l’infantilisme. Qu’il faut leur donner à lire des livres véhiculant des messages massifs et clairs – pourvu qu’ils soient écrits d’une certaine manière, bien entendu – voir des films dont leurs auteurs se sont donné un mal fou pour qu’ils existent grâce au système français d’aides au cinéma. Et si les masses auxquelles ils s’adressent n’achètent plus cette presse-là, il faut dire que c’est la faute d’Internet, des tablettes, etc. Comme si le papier était le coupable et non pas ce qu’on y lit.
Or, le plus étonnant c’est que ces masses auxquelles on attribue tant d’ignorance et une telle nécessité de guidage sont de plus en plus éduquées. Ces «indigènes» sont capables de se faire une opinion propre sur un grand nombre de choses et s’ils boudent la presse de gauche, c’est parce qu’ils pensent, en revanche, que les journalistes et les intellectuels qui s’y expriment n’en sont pas capables.
En effet, si l’on passe en revue l’ensemble de la presse de gauche on y retrouve des points de vue identiques sur presque tout. Il suffit qu’un quelconque événement un peu hors du commun arrive pour deviner presque littéralement ce que la presse de gauche va dire à l’unisson, telle une meute de perroquets ou de singes.
Car l’une des fonctions primordiales de cette presse-là est de détruire soit par l’attaque directe soit par la mise sous silence ceux qui conçoivent les choses autrement. En faisant appel à la pire tradition de la gauche «révolutionnaire», ces derniers sont vus comme des «dissidents» ou comme des «traîtres» qui doivent faire l’objet de «purges».
Et ce, non seulement pour lisser le paysage de gauche, mais aussi, pour montrer aux autres intrépides le sort qui les attend si jamais ils décident de se révolter. Ce faisant, outre devenir des piètres affaires pour les investisseurs, ces journaux ne sont pas capables de remplir leur rôle dans un régime démocratique : celui de rendre possible le débat d’idées, entier et sans retenue. C’est pourquoi, sauf à devenir entièrement financée par l’Etat, on peut imaginer que la presse de gauche disparaîtra définitivement du paysage français d’ici quelques années. Et ce sera la presse de droite dont la panoplie idéologique ne cessera de s’étendre qui occupera la place laissée vacante par la gauche.
D’ores et déjà le tiers du lectorat du Point est de gauche. La crise que vit aujourd’hui Libération est sans doute une magnifique occasion pour prendre au sérieux le message du public qui en a marre des prêtres, des instituteurs et des colons déguisés en journalistes. Qui en a marre de s’ennuyer, de ne rien ressentir, de ne jamais être surpris.
Marre qu’on le traite comme un éternel mineur, qu’on lui vende une idéologie usée et stupide, qu’on ne le fasse presque jamais rire. Marre qu’on lui dise que ce monde est le seul qui soit, que tout changement est à trouver dans le passé, que la politique n’a lieu que les dimanches électoraux.
Marre qu’on ne l’invite pas à réinventer la société, la politique, la réalité, la langue. Marre que la lecture d’un journal ne soit jamais une expérience forte, enivrante, affolante. Marre.
Marcela Iacub