Il était une fois… Georges Simenon (Vidéo)

Une nuit de février 1931, le gratin se presse à La Boule Blanche, une boîte de Montparnasse. A l’écart, le promoteur de ce « bal anthropométrique », où se mêlent faux flics et vrais marlous, dédicace placidement ses romans édités chez Fayard : Monsieur Gallet, décédé, Le Pendu de Saint-Pholien. Des enquêtes du commissaire Maigret, le nouveau personnage d’un auteur belge âgé de 28 ans. Georges Simenon a déjà commis quelque 150 romans populaires sous une quinzaine de pseudonymes. A 16 ans, reporter dans un quotidien belge, il s’achetait un vélo. Bientôt il garera sa Chrysler Imperial devant chez Charvet pour se fournir en chemises.

Sa saga débute à Liège, où il naît en 1903, d’une mère mal aimante, nerveuse et bigote, et d’un père plus doux, végétant dans les assurances. La famille vivote rue de la Loi. A 8 ans, Georges sert la messe. A 14 ans, il a perdu son pucelage. A 16 ans, il est reporter à La Gazette de Liège et abonné au bordel. A 18 ans, il publie son premier roman, Au pont des Arches, signé Georges Sim. Fin 1922, il débarque à Paris. La ville est chaude, même en hiver. Il va se marier «pour éviter de faire trop de bêtises»*. A Liège, il a laissé Régine, dite Tigy ; il l’épouse et la ramène en France. A l’étroit dans son job de secrétaire particulier, il fabrique des contes pour la presse. Colette l’a affranchi : «Supprimez toute littérature et ça ira.» Le conseil vaut aussi pour les romans populaires qu’il crache à flux tendu dès 1924 : Le Roman d’une dactylo, Les Larmes avant le bonheur, en attendant Nini violée et La Panthère borgne.
Dans le Paris des Années folles, quand Simenon n’aligne pas ses dizaines de pages quotidiennes, il picole, fume un peu de hasch, explore Montmartre et Montparnasse, applaudit La Revue nègre aux Champs-Elysées. Il en pince pour Joséphine Baker, «la croupe la plus célèbre du monde». Il aime à en voir de toutes les couleurs. Quand ce n’est pas Baker, c’est Boule, la jeune, blonde et gironde cuisinière qu’il a ramenée d’un voyage en Normandie.
Et toutes les autres qu’il emballe comme il écrit, vite fait, bien fait. A 74 ans, l’animal chiffrera ses ébats : 10 000 femmes, dont 8 000 «professionnelles».

L’homme au sang d’encre
Pour l’instant, en 1927, il calcule le gain de ses livres et s’enflamme pour une idée anticipant le voyeurisme généralisé : écrire un roman en une semaine dans une cage de verre sous les yeux du public. Le projet foire avec le journal censé le financer, mais il illustre son fantastique ADN d’écrivain. Simenon, c’est l’homme au sang d’encre. Derrière la frime, se retranche un type pudique, inquiet, bohème, enfantin, provincial, insulaire. Capable de partir en canot avec Tigy et Boule sur les canaux de France et de pousser à bord d’un cotre jusqu’en Hollande. Au fil de l’eau, il écluse les premiers Maigret.
En 1932, il part en Afrique pour l’hebdomadaire Voilà. En 1933, il est à Berlin, dans l’hôtel d’Hitler, et en Turquie, pour interviewer Trotski. En 1934, il enquête sur l’affaire Stavisky pour Paris-Soir. Il en est à son dix-neuvième Maigret. Il va laisser reposer le commissaire pendant huit ans.
Depuis Le Relais d’Alsace (1931), premier roman non policier signé de son vrai nom, et Le Passager du «Polarlys», qui rata d’un rien le prix Renaudot en 1932, Simenon s’est lancé dans ce qu’il appelle ses romans «durs» ou ses «romans romans»*. Il signe avec la Rolls des éditeurs, Gaston Gallimard. Aux meilleures conditions, les siennes : gros tirages garantis, avances considérables, partage préférentiel des droits de cinéma. Il dicte sa loi à Gallimard comme plus tard aux Presses de la Cité. C’est moins affaire de lucre que de métaphysique. Pour Simenon, l’auteur est d’essence démiurgique, et sa création souveraine. L’argent assure la liberté du dieu. Et qu’importe si Jean Paulhan débine sa petite bière quand André Gide, fasciné par sa mécanique narrative, boit ses romans comme du petit lait. «Gide m’a apporté quelque chose d’énorme, qui était la confiance en moi.»*

Un écrivain sauvage, sourd aux bruits du monde
Le futur prix Nobel sera le confident privilégié d’un écrivain sauvage, indifférent à l’œuvre de ses collègues, enkysté dans ses fictions, sourd aux bruits du monde, viscéralement nomade. Après Paris, Neuilly, Porquerolles, Simenon se pose à Nieul-sur-Mer, en Charente-Maritime.
Pendant trois mois, en 1940, il rejoint la communauté des hommes en s’occupant activement du sort de ses milliers de compatriotes réfugiés affluant à La Rochelle.
Après quoi, il tire ses volets dans la campagne vendéenne. Entre deux risettes à Marc, le fils que lui a donné Tigy en 1939, il écrit Le Voyageur de la Toussaint ou La Veuve Couderc, avant de retrouver Maigret. Ses visites à Paris sont consacrées au plaisir et aux affaires. De 1942 à 1944, huit films adaptés de son œuvre occupent les écrans. C’est trop pour la Résistance. Simenon a signé prioritairement avec la Continental, la société de production dirigée par l’Allemand Alfred Greven, l’homme du Reich à Paris. En 1945, on va l’expulser. Il a déjà pris un billet pour l’Amérique. Après un contrat en or avec un nouvel éditeur, les Presses de la Cité.
A New York, on embauche vite, mais le Belge bat des records, à en croire la Canadienne de 25 ans qui postule à un emploi de secrétaire : «Je l’ai connu à 13h45 au Brussel’s. Je l’ai revu à 16h45 au Drake. A 19heures, nous faisions l’amour.» Denyse l’aidera dans ses affaires, deviendra sa seconde femme et la mère de ses trois autres enfants, Jean, Marie-Jo et Pierre. Aux Etats-Unis, comme toujours, Simenon nomadise : Floride, Arizona, Lakeville, enfin, un bled feuillu du Connecticut. Entouré de Tigy, de la fidèle Boule et de Denyse, il alterne romans durs etMaigret. Pedigree, roman autobiographique réécrit sur les conseils de Gide, sort en 1948.

Au mitan du XXe siècle, il est l’écrivain de langue française vivant le plus traduit. Les Maigret se vendent mieux que les romans durs, mais on peut parler d’une épidémie. «Comme tout le monde, le microbe Simenon me ronge», lui écrit Henry Miller. Simenon dit employer des «mots-matière, le mot “vent”, le mot “chaud”, le mot “froid”, qui «sont les équivalents des couleurs pures»*. Réflectrices aussi, puisqu’il s’attache à peindre des «gens d’origine modeste et d’intelligence moyenne. Eux ressentent beaucoup plus les sentiments, les émotions»*. Simenon ou la gloire du banal. L’homme de la rue s’y retrouve dans sa «partie d’ombre»*, ses pulsions, ses gouffres. Simenon, comme Maigret, ne juge jamais ; il tente de comprendre, se veut «raccommodeur de destinées»*.
Mais si ses livres possèdent des effets anxiolytiques, lui est tout sauf serein. Très jeune, il a lu Freud, puis Alfred Adler et Jung. Est-ce par crainte d’une guerre mondiale qu’il s’installe en Suisse en 1957 ? Sa grande maison près de Lausanne serait pourvue d’un bloc opératoire. Et les micros dans les pièces ? C’est pour entendre ses enfants.
En 1960, il préside le jury du Festival de Cannes. Federico Fellini lui doit sa palme d’or pour La Dolce Vita. Plus tard, Simenon comparera le réalisateur italien à un «frère». Aux civilités littéraires, il préfère les amitiés de cinéma : Marcel Pagnol, Jean Renoir, Michel Simon, Raimu, Jean Gabin ou Charlie Chaplin, son voisin en Suisse. Le cinéma l’a plébiscité, parfois trahi. Renoir, Daquin, Tourneur, Duvivier, Carné, Verneuil, Melville, Granier-Deferre, Tavernier, Leconte, Chabrol, Lautner, Cédric Kahn, mais aussi Borzage, Hathaway et même Gainsbourg l’ont mis en scène.
En tout, 60 adaptations (sans compter la téléfilmographie). Rapporté aux quelque 230 livres signés Simenon, la proportion est impressionnante.

Un roman familial aux accents tragiques
Son œuvre colossale se double d’un roman familial non moins épais, marqué par l’adversité féminine. A l’auteur de ses jours, Henriette, qui n’a jamais su l’aimer (lui reprochant même la mort de son frère Christian, à qui l’écrivain avait conseillé de s’engager dans la Légion), Simenon écrira une térébrante Lettre à ma mère (1974), où il débobine le fil d’un ratage affectif. Avec Denyse, qui s’effritera psychiquement, se fera soigner pour alcoolisme, réclamera divorce et argent, il finira par ne plus communiquer que par voie d’avocats.
Mais c’est sa fille Marie-Jo qui lui causa le pire chagrin. Elle l’aimait trop. A 8 ou 9 ans, elle voulait qu’il lui achète une alliance comme celle qu’il portait au doigt, et son « Dad » avait cédé… Blessée par la guerre parentale, en quête d’une impossible fusion avec son père, affolée aussi par des secrets qui n’appartenaient qu’à elle, Marie-Jo se suicidera à 25 ans, après avoir voulu être incinérée avec son bijou. Simenon dira bizarrement qu’il a goûté ses cendres, les trouvant «salées». Dévasté par ce drame, mais soutenu par sa compagne Teresa dans sa dernière citadelle suisse donnant sur le lac Léman, il publie en 1981 une sorte de longue lettre posthume à la jeune morte, Mémoires intimes. Etablissant jusqu’à son décès, le 4 septembre 1989, un nouveau record : huit ans sans ne plus rien écrire.

*Autodictionnaire Simenon, de Pierre Assouline, Omnibus.
Les autres citations de Simenon, ainsi que celle de Colette, de Denyse et d’Henry Miller, sont tirées de Simenon, l’incontournable biographie de Pierre Assouline parue chez Julliard et rééditée en « Folio ».

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