Mathilde, 17 ans, catholique, d’origine béninoise, a été désignée pour figurer Jeanne d’Arc lors des prochaines Fêtes johanniques (29 avril-8 mai) à Orléans. Nous avons demandé à Olivier Hanne, historien, auteur notamment de Jeanne d’Arc, biographie historique et du Génie historique du catholicisme, ce que lui suggérait ce choix à l’aune de la Jeanne d’Arc historique.
Que vous inspire la polémique autour de la jeune fille métisse choisie pour incarner Jeanne aux prochaines Fêtes johanniques ?
Sur le plan de la mémoire historique, cela n’a guère de sens. Mais depuis que, le 8 mai 1920, la République a réservé à Jeanne une fête patriotique, il n’est pas illogique que le régime républicain la modèle selon ses propres fantasmes : si la Pucelle est une héroïne nationale et républicaine, alors elle doit s’adapter au multiculturalisme actuel pour mieux le représenter. Il n’y a ici aucun discours historique mais uniquement politique ou idéologique.
Comme historien, l’appartenance de Jeanne d’Arc à la nation française vous semble-t-elle un aspect fondamental pour conduire la mission à laquelle elle a été appelée ?
Au XVe siècle le « sentiment national » est encore ténu. On appartient plus à un royaume, à une dynastie, qu’à une nation ou à un territoire, même si les régions frontalières, comme celle de Jeanne, semblent plus attachées à une certaine identité, en raison de la proximité d’un ennemi.
Que pensait-elle elle-même de la nation et de la France ?
Si elle utilise rarement le mot de « patrie » et réserve celui de « pays » à son village, en revanche « France » apparaît fréquemment dans sa bouche. Pourtant cette expression renvoie d’abord à un assemblage imprécis de villes, de châteaux et de « bonnes gens », vaguement situés entre la Loire et la Seine. Mais surtout, cette nébuleuse territoriale est toujours associée chez elle à sa mission et au roi Charles VII, par opposition aux Anglais. Si sentiment national il y a chez Jeanne d’Arc, celui-ci est donc essentiellement monarchique et partisan. À chaque peuple correspondent un territoire et un roi légitime ; toute inversion est un chaos que Dieu cherche à redresser, par exemple en envoyant une prophétesse. Mais cette vision populaire naïve, qui mêle la mystique à l’attachement émotionnel, ne peut évidemment pas intégrer les ambiguïtés politiques des Bourguignons, forcément vus comme des traîtres, alors que, selon le droit féodal, ils sont légitimement sujets du roi. Quant à la « nation France » qui prenait forme peu à peu dans les esprits au XVe siècle, l’épopée de Jeanne d’Arc n’en fut qu’un instrument, voire un simple jalon, peut-être moins décisif que ne l’avait été la maladie de Charles VI. La folie du roi suscita durant trente ans des prières pour lui et le royaume, de sorte que les affres de la guerre étaient associées aux souffrances du roi, à la manière du royaume d’Arthur qui dépérit avec son souverain.
Ceux qui ont été choqués par le choix d’une jeune fille métisse pour incarner Jeanne d’Arc invoquent une nécessaire fidélité à l’histoire. Mais, justement, nous avons un peu tendance à lire le passé à l’aune d’une vision très actuelle du monde. La conception que nous avons aujourd’hui de la nation et de l’étranger correspond-elle à celle qui était en vigueur au Moyen Âge ?
Au Moyen Âge l’étranger l’est d’abord par sa foi, si bien que le chrétien a toute légitimité pour s’installer partout dans la Chrétienté, sous réserve qu’il se trouve un protecteur ou un seigneur. C’est la raison pour laquelle les étrangers installés en France par exemple sont généralement des clercs, car l’Église les protège. Les populations n’ont aucun mal à accepter des clercs italiens ou allemands : au XIIe siècle, un certain Pierre Lombard, et donc italien, fut évêque de Paris. Les exemples sont innombrables. En revanche, à partir du XIIIe siècle, on sent que la généralisation du droit civil en Europe et la constitution de monarchies nationales tendent à générer une certaine méfiance. L’usage du français dans les textes écrits, à la place du latin, identifie plus facilement celui qui n’est pas d’ici, alors que le latin était la langue universelle de la Chrétienté. Philippe le Bel exige de savoir qui est sujet et qui ne l’est pas. L’étranger dépend forcément d’un autre maître, d’un autre roi, qui lui aussi réclame son droit. La Guerre de Cent Ans aux XIVe et XVe siècles contribue aux déplacements de populations, mais aussi aux pillages de compagnies de Navarrais, Castillans, Lombards et Germaniques, tout cela renforce la crainte de l’étranger et la nécessité de l’identifier. Mais le processus n’est ici qu’à ses débuts, et ce n’est qu’avec la IIIe République que se généraliseront les cartes d’identité.
Au-delà des polémiques qui gonflent toujours très vite sur les réseaux sociaux, l’enjeu est de savoir si les Fêtes johanniques ont pour ambition une reconstitution historique précise ou s’il s’agit plutôt d’incarner Jeanne et les valeurs et vertus qu’elle représente. Pour vous, quelles sont-elles ?
Une fête collective n’a jamais pour principe de respecter l’histoire, et encore moins pour les célébrations nationales, mais de faire mémoire d’un récit autour des morts pour souder les vivants. Le 14 juillet ne commémore d’ailleurs pas seulement la Prise de la Bastille (14 juillet 1789), mais aussi la Fête de la Fédération (14 juillet 1790), c’est-à-dire la première fête de la nation. Cela signifie que l’on célèbre autant l’évènement lui-même que sa première commémoration : nous fêtons la fête originelle. Forcément, une distance se crée entre la réalité de l’évènement et ce qu’il devient dans les mémoires. Les célébrations autour des morts de la Seconde Guerre, qui ont pris une importance démesurée, n’ont jamais pour fonction la précision des faits, mais de définir quel contrat politique unit les citoyens et autour de quelles « valeurs », lesquelles sont d’autant plus martelées qu’elles ne sont jamais définies. L’eucharistie est, en soi, une fête collective, elle fait mémoire d’un fait passé, pourtant c’est la seule qui se préoccupe peu de la réalité historique, car elle transporte le fidèle dans l’histoire elle-même et il devient participant de la Passion du Christ ; la messe n’est donc pas une mémoire mais un mémorial. La différence est essentielle.
Quant aux vertus de Jeanne, si elle ne fut canonisée qu’en 1920, c’est parce que l’on considérait à son époque qu’elle ne correspondait pas aux canons de la sainteté. Dans le camp du roi, les clercs la trouvaient trop obstinée, orgueilleuse, trop impliquée dans les combats du monde, manquant d’obéissance vis-à-vis de l’épiscopat et même de Charles VII. En revanche, après la Grande Guerre, les catholiques et même les athées français ont vu en elle l’incarnation parfaite des vertus qui les avaient transcendés pendant quatre ans : la force, la détermination, l’innocence bafouée, l’abandon, l’esprit de jeunesse, sans compter bien sûr – pour les catholiques – sa piété et sa confiance dans la monarchie de droit divin ; d’où le double hommage de 1920 : sa canonisation par l’Église et son élévation comme héroïne nationale par la République.
Olivier Hanne, Jeanne d’Arc, biographie historique, Bernard Giovanangeli Éditeur, 426 p., 15 e.
Propos recueillis par Adélaïde Pouchol L’Homme nouveau